Si j'écris

Publié le par la freniere

Si j’écris, c’est pour apprendre à vivre comme l’arbre dans la terre et l’oiseau sur la branche, le couteau sur la table qui attend son pain, la main qui caresse une épaule, le vin qui coule dans mon verre, le blé qui se balance sous le souffle du vent, des moufles en laine sur des mains froides. Avec le temps, mes yeux ne voient plus mais devinent. Les odeurs et les plantes me préviennent du réel. Les poisons agitent la rivière. Le paysage bouge. Les bras de mer gesticulent. Les fleurs nous apprennent à respirer. Les chaises craquent dans la maison de l’air. Les chiens deviennent policiers, les enfants des adultes.

Je crois en Dieu quand j’écoute du Mozart ou regarde un Matisse. Je n’y crois plus quand je regarde les hommes s’entretuer et blesser la forêt. À la merci du vide, j’avance vers le plein. Prisonnier de l’absence, je marche vers les autres. Le son grossit quand on crie. La voix engraisse et fait de l’embonpoint. Le moulin à paroles moud des phrases, la farine des voyelles, le pain des mots, assaisonne la soupe avec le sel des larmes, le poivre des colères, les épices du jardin.

Il y a trop de choses qui embête le monde, ce qui vacille, ce qui boite, ce qui titube, ce qui tombe, ce qui souffre, ce qui fait mal, ce qui disparaît dans l’image, le visage qui se ride. On a froid. On a soif. On a peur. On a faim. On va jusqu’à manger les pissenlits par la racine. On accroche des larmes à la silhouette des saules. Il y a de la friture dans la brume du bruit. Heureusement qu’il y a des fleurs et des oiseaux, des hippocampes et des hippopotames, des papillons et des chenilles, de l’encre et du papier, des vers de terre et des semences, des caresses et des baisers.

Écrire l’essentiel, le crin des chevaux, le grain du blé, l’épi, l’épilobe, l’épigone, le poil des chats, les grands yeux des grenouilles, l’éclair des quenouilles, la rosée d’un balai en fiche sur l’asphalte mouillée, la terre criblée de semences, la tige des plantes, la saveur des fruits, le piquant des épines, la pointure de l’âme, l’odeur des grands crus, l’amertume du citron, la bave d’escargot, les élytres d’insectes, l’eau et les appeaux de canards. Le paysage change la couleur des yeux. Sous la poussière, l’ombre s’irise de milles lumières. Tout un peuple d’ailes laisse des traces dans les arbres, de musaraignes sous la neige, de taupes dans la noirceur de l’humus. C’est une de choses comme on dit à l’école, une leçon de cuir bouilli, une leçon de chair de poule.

Aucune route n’est facile. Un œuf crépite sur la bavette du poêle comme le vomi au cou d’un trisomique. Les mains des femmes enceintes couvent la lumière d’un enfant. Les mains des ouvriers cognent des clous. Les arbres font la planche. Les oiseaux font des nids. Le bois fait des nœuds. Les termites y creusent des tunnels, les fourmis de longs sentiers de sable.

J’appartiens à un monde des contes, à la forêt de Brocéliande, aux moulins donquichottesques. Je suis lié au bout de routes, aux ornières, aux calvettes, aux semelles de bottes, à ce qui est obscur. Je méprise les bretelles d’autoroutes, les ceintures suburbaines. Je cherche les vieux sentiers, les venelles, les trottoirs de bois, les tapis de poussière. Le désespoir n’est pas nécessaire. À chaque jour, de petits miracles se produisent, des bulles éclatent, des tiges font des fruits, des poules pondent des œufs, des plantes montent en graines. La chair de poule s’épivarde. Chaque nuit, le paysage transforme le réel. Les images font des mots. Les mots forment des phrases. Les plus vieilles étoiles nous éclairent. Toutes les langues se mélangent. Tous les voyages forment un seul voyage. Tous les récits sont un seul récit. Les pas font des ornières. Les mains forment des gestes.

Je goûte les mots dans les prunes et les pommes. Je les entends siler dans les élytres des insectes, nager sous les vagues, laper le lait des chats mugir avec les vaches. Je les caresse dans la paille et l’odeur du fumier. Je les entends grincer dans ma vieille bécane, glisser sur les patins d’une berçante. J’entends la langue superposer ses mots.  Le cri des loups ne louvoie pas. Le corps est une mappemonde. J’y voyage avec les mains. Il est un pont entre l’enfance et la vieillesse, le carré de sable et le banc de parc. J’enligne des tonkas avant de nourrir les pigeons. Chaque page est une bulle d’isolation, une iourte cachée, une cabane d’ermite. Une histoire s’efface à mesure qu’on en parle. C’est dans le silence qu’elle existe. Chaque lieu est fait de langue et de langage., chaque route de voyage et de bagage.

Le livre est une table de vivisection, une table des matières, une table à langer, une table à manger. J’ai la mémoire mémorielle d’un oiseau migrateur. Mes yeux dépassent les apparences. Mes gestes font des signes. Mes doigts forment des mots. Chaque bouche fait raisonner l’écho. Chaque coin du paysage me sidère, de l’humus noir des racines à la fleur mauve des orties, de la semence du chêne à l’écale du gland, des arbres du verger jusqu’au trognon des fruits, de la paille des nids au pépiement des oiseaux. Chaque instant est intemporel. Il n’y a plus de passé ni de futur, rien qu’un immense présent. Sous le bocage des cils, les yeux se rassasient de lumière. La peau goûte la fraicheur des fossés et s’écorche aux épines. Tous les temps se transforment en présent. Mon corps enjambe les époques, avant de s’enliser dans la rumeur du temps.


Jean-Marc La Frenière

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