Pierre-Albert Jourdan

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Sa poésie et ses fragments ne sont pas des jeux littéraires, mais mettent en jeu très profondément le sens même de sa vie. L'écriture est pour lui un moyen de se transformer pour mieux, et plus réellement, vivre. Il utilise pour cela une langue simple et discrète, qui rend sa lecture accessible à tous, et en même temps d'une justesse qui le rend vraiment essentiel si on est concerné par l'amélioration de soi et les questions d'ordre éthique et spirituel.
Comme chercher à se faire connaître n'était pas sa priorité (il publiait très peu même s'il écrivait beaucoup, et toujours chez de "petits éditeurs" peu médiatiques), il est resté ignoré du public, malgré la publicité qu'ont tenté de lui faire des écrivains aussi célèbres que René Char ou Yves Bonnefoy.

Élodie Meunier


Bibliographie :


Les Sandales de paille, Mercure de France, Paris, 1987, préface de Yves Bonnefoy
Le Bonjour et l'Adieu, Mercure de France, Paris, 1991, « préface » de Philippe Jaccottet
Gerbes, PAB, Alès (Gard), décembre 1959
La Langue des fumées, Librairie José Corti, collection « Amande », Paris, 1961
Le Matin, hors commerce, imprimerie Varap, Paris, 1976
Fragments (1961-1976), Éditions de l'Ermitage, Paris, 1979
L'Entrée dans le jardin, Thierry Bouchard éditeur, Losne (Côte d'Or), 1981
Les Sandales de paille (notes 1980), Éditions de l'Ermitage, Paris, 1982
L'Approche. Édition originale posthume : Éditions Unes, Trans en Provence (Var), mars 1984
En pensant aux peintures d'Anne-Marie Jaccottet, Thierry Bouchard éditeur, Losne (Côte d'Or), 1986
Histoire de Matt, ours bilingue, Éditions l'École des loisirs, collection Neuf, Paris, 1987



Les nuages parfois s'enlisent
sur des terres trompeuses.
L'orage oublie ses étranges pouvoirs.
Nous sommes là,
perpétuant par des plaintes absurdes
cet oubli d'un jardin.
Les dieux nous sont maintenant
comme ce duvet de chardon dans l'espace.
Pierres éclatées le champ rendu -
ouvert au délire -
la nuit trop lourde bascule.

L'aube, encore, sublime,
la pièce de soleil jetée par compassion
dans l'aveugle écuelle.

(été 1962)


*


Amandier
enfoncé dans le froid
avec cette foi toujours neuve
ce cri adolescent
sauteriez-vous ainsi ?
arbre des vieux talus
il est de ceux qu'on pille et casse
mais les rejets sont tenaces
et qui dénonce le premier la douceur de l'air ?
la patience est dans l'obscur
ce regard longuement tissé
de clarté insoumise


*


Arbre


Tu restes dans ton coin, guettant, et la musique tourbillonne autour de toi, la java du sens. Tellement sollicitée la danseuse du sens !
Alors tu te tournes vers la vitre noire du salon et tu sais que dehors les arbres frémissent de cette solitude particulière qu'ils ont acquise et qui est toute leur vie d'arbres.
Frémissent, hors du sens, jetés là comme des signes qu'il nous faut interroger. Écorces du vouloir.
Les arbres frémissent, ils sont aussi danseurs. On voudrait se jeter dans cette assemblée, cette silencieuse épaisseur, cet épanouissement. Mais la danseuse du sens est ici interdite, clouée.
La musique vient d'ailleurs, c'est-à-dire que personne ne l'entend. On subit cet autre danse parce qu'elle semble soudain visible. On s'avance
mais l'ombre dit :
« N'allez-vous pas regretter d'alourdir encore ces branches ? N'y a-t-il pas mieux à faire qu'à rançonner ce fruit ? »
Et tout ce bruit des racines, soudain, cette noire musique, pousse à l'allègement.
C'est à un arbre de brouillard que je songe.
Un arbre pour passer au travers.


*



Qu'est-ce qu'un pré ? C'est quelque chose en toi qui bondit, qui met à jour
son exubérance, qui respire. Là, c'est un tapis déroulé à l'espace et ses
rebondissements, à deux doigts de la cassure de roches, de l'aridité. Les
limites ne seront pas transgressées. C'est un dialogue entre la roche et
l'herbe et les insectes sont les colporteurs. On pourrait peut-être entendre:
comment vivre ? Et on te dirait de respecter cette luxuriance et cette aridité,
de les comprendre dans un seul mouvement, de l'appliquer à ta propre vie.
De penser aridité dans la luxuriance et l'inverse. De t'équilibrer. Peut-être,
tâtant du pied ce sol souple et contemplant cette vallée barrée de sommets
aériens, peux-tu comprendre cela: qu'en montant toute l'aridité te prend à la
gorge et te refuse ces tapis somptueux. Mais sans eux tu ne serais pas là.
Tu ne peux pas comprendre ce silence, cette fin de course, sans être passé
par les fleurs. Tout est là; il ne faudrait pas trop s'attarder auprès des fleurs.
Elles sont offrande pour que, toi aussi, tu puisses t'offrir là-haut, en toute
lucidité.


Je me suis aventuré un peu plus avant. Seul, je me suis mesuré avec
quelques roches, avec ces pentes caillouteuses, parfois au bord du vertige
que je n'éprouve pas habituellement. Je me suis mesuré avec le Souffle. Et
j'y ai gagné de reprendre un petit peu ma place. Le creux de la vallée ne
peut se saisir pleinement que confronté à l'aridité céleste des sommets.
Le savoir fuit. Je le constate sans trop d'amertume. Je lui souhaite même
bonne route. Il ne me reste présentement qu'une vive curiosité pour la
diversité des chardons. C'est peu, direz-vous. Eh oui !
Il n'y a pas de hiérarchie. L'esprit noble descend effectivement jusqu'au purin.
Je dirai même qu'il s'y apaise.


*


Tout près de moi, le romarin semble osciller en guise d'affirmation. Nos vibrations concordent. Lavée de frais la sauge s'élance toutes tiges dressées, droites, comme des acclamations. Mais ici, il ne s'agit pas de délire collectif, de défilés hilares ou d'expressions de haine. Ici ce n'est qu'une profonde discrétion. C'est à peine vu. Cela se passe en fait dans le silence de l'accord. On pourrait presque devant elles et devant toutes les autres plantes pareillement dressées, avoir honte de nos comportements. Sortir sur la pointe des pieds.


Pierre-Albert Jourdan


Publié dans Les marcheurs de rêve

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