Pierre Gauvreau (1922-2011)

Publié le par la freniere

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L’artiste aux saveurs d’iris

 

J'ai d'abord connu Claude, le frère de Pierre Gauvreau. Je travaillais aux éditions du Jour et l'idée m'était venue de demander à un certain nombre d'écrivains québécois de répondre au «Questionnaire Marcel Proust», notamment Claude. Je lui avais envoyé le fameux questionnaire, mais de longues semaines passèrent sans que Claude se manifeste. On était à quelques jours de mettre sous presse quand Claude me téléphona et me demanda de passer chez lui. Il habitait aux Terrasses Saint-Denis, que je connaissais bien, l'une de mes tantes y résidant aussi.

Quelle étrange journée je passai avec Claude, qui avait répondu à Marcel Proust dans un texte qui faisait une trentaine de pages! Il ne cessa pas de parler tout le temps que je fus avec lui, déclamant ses poèmes, hurlant qu'il était le plus grand des poètes contemporains, ce que prouvaient, me disait-il, ses textes écrits en langue exploréenne.

Si je ne compris pas grand-chose alors à ce langage hermétique, je fus sensible à la fascinante musique, rauque et gutturale, qui provenait de lui. Cette étrange sonorité des consonnes surabondantes par rapport aux voyelles était chargée de couleurs et de saveurs quantiques — comme Nietzsche, Claude écrivait à coups de marteau; mais ses coups de marteau, quand je m'abandonnai à eux, me donnèrent à voir de toutes petites taches qui, d'un état de mots à un autre, s'amalgamaient pour former paysages, têtes de femmes et têtes d'hommes, pluies incandescentes et éruptions de lave. La poésie de Claude Gauvreau, ce n'était pas vraiment des mots, mais de la peinture!

Au-delà de la poésie

Quand je fis la connaissance de Pierre Gauvreau et que je vis ses oeuvres peintes, j'éprouvai la même sensation à les regarder que j'avais eue à entendre la poésie de son frère, mais pour ainsi dire à l'envers. Chez Pierre, je ne voyais pas, j'entendais, et ce que j'entendais c'était cet au-delà de la poésie quand celle-ci franchit le mur de l'abstraction pour devenir vision du monde, philosophie du monde, écriture totalisante du monde, ces milliers de bâtonnets qui forment la structure même de l'oeil.

Pour tout dire, c'est grâce à Claude et Pierre Gauvreau que j'ai découvert ce qu'on appelle l'écriture et la peinture modernes. À fréquenter l'un et l'autre, c'est ma propre vision des choses, de la philosophie et du monde qui changea. Et cela je le compris parfaitement quand, accompagné de la réalisatrice Doris Dumais, je passai cinq jours à converser avec Pierre Gauvreau pour une série d'émissions de radio. C'était dans cette belle maison de campagne de l'Estrie dont l'arrière-cour était toute fleurissante d'iris, la fleur préférée du peintre. Quand nous arrivâmes chez lui et que je le vis assis au milieu de son jardin, j'aurais voulu être peintre moi-même pour immortaliser cette beauté transhumaine qui émanait tout autant de lui que des fleurs parmi lesquelles il se trouvait.

Ce furent là cinq jours d'une stimulante complicité qui fit naître une amitié dont je peux dire qu'elle ne peut être comparée à aucune des autres que j'ai vécues.

Au milieu des iris

Dans la salle à manger de Pierre Gauvreau, il y avait un long tableau, tout en strates avec, dans chacune d'elles, des traits particuliers et une couleur dominante, parfois le vert et le mauve, souvent l'orange et l'ocre, entremêlés de rectangles blancs — une oeuvre que je ne parvenais pas à déchiffrer. Aussi, tous les jours, j'allais faire un tour dans la salle à manger et je restais là, à quelques pieds de la toile, à essayer de comprendre pourquoi elle me fascinait autant. C'était chaque fois comme une épiphanie, mais une épiphanie dont je sortais sans avoir vu ni entendu de quoi elle était faite exactement. Puis le hasard me fit regarder dans la fenêtre, vers cette arrière-cour où Pierre Gauvreau était assis au milieu de ses iris.

C'est ainsi que je compris ce que signifiait la toile: elle représentait Bouddha dans la tranquillité du vide — ce vide qui n'a plus à se penser parce qu'il porte en lui toutes les couleurs de la fleur d'iris. Le portrait même de Pierre Gauvreau.

Nos cinq jours d'entretiens terminés, j'allais sortir de la maison quand Pierre Gauvreau me prit la main et m'entraîna au salon. Il décrocha la toile et me l'offrit. «Mais pourquoi voulez-vous me la donner?», je lui demandai. Il me répondit: «Elle était là sur ce mur depuis cinq ans, et personne ne l'avait encore regardée vraiment.» Je voulus lui dire ce que j'y avais vu. «Pas la peine, puisque nous le savons maintenant tous les deux.»

Il était mon ami, immortel comme ce Bouddha qu'il m'a donné. Depuis, je cultive les iris. Depuis, tous les jours, je retrouve mon ami en restant quelques minutes devant sa toile. Il est là, dans les couleurs et les mots de sa peinture, si parfaitement serein, les bâtonnets de ses yeux comme des flèches zen traversant l'espace.

 Victor-Lévy Beaulieu

Publié dans Les marcheurs de rêve

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