Les lignes de la main

Publié le par la freniere

On ne lit plus les lignes de la main sous les mailles des mitaines. C'est la mort que l'on héberge et que la vie nourrit, mais c'est l'amour qui donne un sens aux gestes, une parole aux mots. Les nuages en bataille annoncent un orage. Leur ouate s'effiloche en neige ou en grésil. Les os craquent dans les arbres. Le froid dévore la lumière. Il en fait des glaçons, du givre sur la vitre, de la rougeur aux yeux. Mes pieds font les cent pas parmi les cendres bleues. Un soleil effiloché tatoue la peau du froid. Dans la remise du jardin, je compatis à la tristesse des outils. La pioche s'empoussière en attendant l'été et les doigts du râteau gratte le dos de l'air. Une simple promesse, une lueur au fond des yeux, agitent mon crayon. Avec un mot ou deux, je tiens les œufs au chaud dans un panier de terre. J'attends les nénuphars sur l'épaule de l'eau, l'écume de la mousse, même les mouches nous agaçant la peau, le dard des abeilles assoiffé de pollen. La tache rousse d'un renard sur le drap de la neige, les yeux ronds d'un chevreuil, le vent couleur d'averse, les épinoches en deuil, les hurlements d'un loup, nous surprennent chaque fois. Je veux cueillir des pommes dans un jardin d'enfants, délivrer la sirène de son château de sable, mais il est tard maintenant. La vie pèse plus lourd. Les étoiles s'étiolent sur l'émail du temps.

 

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Tout nous vient de la terre, de l'eau du puits au lait du pis, du vin des vignes aux petits pois, des petits poings du temps à la robe des blés. Quand le ciel est trop bas pour se tenir debout, je me nourris de mots et de cris éperdus. Je ne suis pas du bois dont on fait les potences. Je suis de l'homme et de l'érable. Je débite les ormes en planches de salut. Je ne suis pas né d'un dieu, mais de ces bêtes immenses qui mordent l'infini, d'une petite maison abritant l'âme des morts, d'un diable aux milles caresses, des mots traînant le monde avec leurs pattes de mouche, d'une saison mal famée, des têtes fanées dans la maison des fous. Des oiseaux blancs titubent au-dessus des ordures et transpercent du bec des sacs de misère. Je resterai malade, s'il le faut, tant que le monde sera plein de malades. Je suis seul et j'attends, je ne sais qui ou quoi. J'apprends ma voix dans les sentiers d'hiver. Avec le temps qui passe, j'habite désormais un cimetière d'amis. Debout sur mes blessures, j'affronte les matraques. Je traîne dans les ruines ma besace d'aveugle. La danse des rainettes fait couiner mes poumons. Le temps laisse du gris sur la poussière des choses et les canettes rouillent dans l'herbe saccagée. Le pays de Merlin n'enchante plus personne ni le joueur de flûte rameutant ses brebis. Je cherche le chemin où les pas se détraquent. Les hommes en armes et les porteurs de bottes tannent la peau des pauvres. Locataire d'un corps que je n'ai pas choisi, je le paie de mon sang. Les souvenirs remontent à la surface du papier. C'est tout un monde qui meurt, quand quelqu'un disparaît.

 

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Le temps laisse du gris sur la poussière des choses. Le pain retourne à sa farine jusqu'au germe du blé. L'odeur d'une fleur reconstitue la terre. La liberté frissonne parmi les amulettes. Le temps rêve de feu dans une boite d'allumettes. L'aimant des yeux racole tant d'images que mon regard se perd au bord de l'horizon. Une lumière me fait signe du fond de l'impossible. J'écoute la musique que font toutes les langues. Un arbre que ratissent tant de becs d'oiseau se rapproche du ciel. Le plus haut que l'on soit, il faut encore s'élever. Au bout de l'escalier, il y a toujours une marche, celle qu'on ne voit pas, qu'on imagine à peine, qu'on dessine du pied. Je me perds d'un étage à l'autre dans la maison du temps. Le bois chuchote sous la poussière des meubles. Chaque nouvelle phrase est une fissure dans l'émail des éviers. L'âme dépaysée du monde court de la bibliothèque au frigidaire. Les anges passent en silence sauf le bruit des ailes et du sang dans les veines. La manche d'un manteau vide laisse passer le vent. C'est comme l'air qui palpite dans les trous d'une flûte. Un livre me soutient quand tout le reste lâche, la mémoire d'une phrase, le tacet des musiques, une mèche de cheveux, un billet de spectacle, une cicatrice au front, une vieille rature dans le livre des heures, la clé numéro neuf sur un tableau d'hôtel. Dans mon petit carnet, il y a à chaque page une velléité d'écrire. Le pouce entre deux pages ouvre une porte sur l'ailleurs. D'un lieu sans arbre, sans brindille, sans ortie, les mots recomposent une forêt traversée de ruisseaux. L'obscurité se masse où l'on ferme les yeux, mais la lumière toujours finit par apparaître.

 

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Une porte qui claque fait sursauter le rêve. Est-ce le vent qui souffle ou un ange qui passe, l'espace dans une boite qui veut se déplier, un chat qui cherche la sortie, les deux poings de l'angoisse qui cognent sur la porte, la lumière du monde qui s'arrache à l'abîme? La pluie au fil interminable recoud toutes les choses. Lorsque la neige se démaille, je touche au monde par les trous. Le corps du pays palpite sous les pieds. Le bout du monde recule une gare après l'autre. Les yeux des vaches broutent la lueur des wagons. Le poème est un bâton d'aveugle qui sonde l'infini. J'écoute japper le chien noir des nuits blanches, l'os du rêve à la gueule. Je partage un fromage avec la solitude, le café noir de l'angoisse et les œufs du matin assaisonnés de larmes. Le cœur du bois ne cesse pas de battre. Il fait grincer les chaises, les pattes de table, les planches à nœuds. L'écriture ne m'a pas servi, elle m'asservit. Je ne sais plus que faire de tous les mots biffés, de toutes les ratures. Les mots ne suffisent pas à faire pousser l'espoir. J'ai dans les yeux la tristesse d'un loup. J'ai beau me perdre et m'égarer, je me retrouve toujours dans la région du cœur. Je veux toucher la terre avec la main des mots, boire à l'eau de la vie, comprendre la magie, brûler le banc des accusés et le papier monnaie. Quand je fouille mes poches, il ne me reste que mes mains. Ça suffit pour écrire ou caresser ma blonde, cueillir des fleurs dans une poubelle, piger dans le sourire des pauvres pour faire du bonheur avec de petits riens, m'ouvrir le cœur comme un paquet de bonbons. Le vent s'habille en courant d'air. Depuis longtemps déjà mes jouets sont rouillés. À leur place, il y a des choses qui commencent, des rires qui éclosent, des bulles qui explosent, du silence et des mots. À la place d'une cravate, je me suis mis des ailes. Je dois les replier pour traverser les portes.

 

Jean-Marc La Frenière

 

Publié dans Prose

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