Le clair-obscur du monde

Publié le par la freniere

Dans le discours des marchands la haine va de soi. Il faut de la chair fraîche pour engraisser les banques et remplir les églises. Il faut de vrais fusils dans les mains des enfants. Il faut des mines sous les pas de ceux qui restent libres, des seringues pour les autres. Ce ne sont pas les arbres que cherchent les vautours. Ils font leur nid dans les entrailles du monde. Celui qui compte les cadavres ne compte plus les fosses. Dans les quartiers bombardés, on enterre les corps avec des bulldozers. Les morts n’ont plus le temps de devenir des arbres. Tous les chemins se ferment derrière eux. Il n’y a plus à boire qu’une gourde percée pour la soif des mots. Les chimères s’empalent sur les antennes des toits. Les larmes sont réelles dans les regards du rêve. On ne peut pas défaire ce qu’on a fait. On peut faire mieux que ce qu’on veut faire. La force du hasard ne dépend que de nous.

Le soleil glisse ses mains chaudes sous la chemise du froid. La tête à ci, le cœur à ça, j’enchâsse mes images au clair-obscur du monde. L’espoir à hue, l’angoisse à dia, je fais le tri parmi les mots abandonnés. J’ai toujours un pied du côté de la folie, un pain au four, une main qui picore dans le grain du papier, un doigt dans le nez, un œil ouvert. Je conjugue le vent aux noms des animaux. Je ponctue l’impossible avec les boutons d’or. J’épèle en Iroquois la danse de la pluie. J’écris le mot amour comme une offrande, le mot pain en guise de prière. Je mêle mes sanglots à l’eau des robinets, ma parole aux chansons que me chantait ma mère. C’est un terrible espoir que celui de l’amour. Il ne faut pas faillir. Il ne suffit pas de do do l’enfant do pour endormir la haine. Nous sommes blessés et nous avons faim. Les mots claquent des dents et la page gargouille. Je mets l’oreille sur la blessure. Je mets le doigt entre l’encre et la page.

La beauté donne raison à la colère des orties. Dans les tables bancales, les branches d’un même arbre continuent de s’appeler. Elles se rejoignent dans le bois des tombeaux. Elles retiennent le geste dans celui des matraques. Elles grincent en commun dans les montants du lit. Pendant que l’homme s’érige un monument, les insectes en rongent le socle. Les bêtes prient pour son salut. Les rides sur la mer ne durent qu’un instant. Les cicatrices de la terre portent des siècles à chaque pli. J’ai vu la ville, ses arbres au tronc sans cœur, ses foules sans tête, ses vitrines sans âme. Je suis revenu parmi les miens, mes frères, les arbres, les oiseaux, les pierres du chemin, les murmures d’en dessous, la lumière au col des tulipes. Dans la maison des arbres, les oiseaux se construisent des étagères de paille. Il suffit du pinceau d’un nuage pour effacer la peau de chagrin sur le visage du ciel.

L’encre des mots reflue jusqu’à la page comme le sang dans l’aorte éclatée de la main, la marée de la lune dans la nuit du ventre, le poids des ombres sur la balance du cœur, le ramage du rêve dans l’amas des possibles. Sur la mer du silence, les phrases sont des îles émergeant du chaos. Ma mère n’est pas morte. Il reste sa lumière pour éclairer mes pas, ses fleurs dans l’hiver, sa flamme sur les cendres. Elle passe comme un murmure rompre le poids des choses. Je garde son silence, sa douceur infinie. Je garde sa tendresse pour faire échec au vide. J’entends bruire ses pas entre deux rangées d’arbres. Elle est comme la neige, cette bergère blanche rassemblant ses flocons. J’écris son nom dans le cahier vivant et sa musique tourne les pages. Elle reste si légère que tout le poids du monde s’en trouve allégé. La terre n’a ni sexe, ni hanches, ni cheveux. La première molécule s’abandonne à elle-même. Le paysage dort dans les yeux qui se ferment mais il s’éveille dans la voix. La langue refait le monde dans le chant des atomes.

On ne mesure pas l’aube à la pointe d’un compas. Entendez-vous parfois les oiseaux qui pleurent sur les branches les plus hautes, les cailloux qui s’enfoncent en criant sous la terre, les fleurs desséchées qui ne donnent pas de fruit ? J’ai toujours cru à la poussière autant qu’à la lumière, aux petites choses qui soulèvent le monde. Mes lèvres sont cousues aux rêves insensés. Je n’ai pas fait qu’habiter la souffrance, j’ai rencontré un loup transcendant la forêt. Les arbres qui s’agitent ont la forme du vent. Les rives qui s’écartent suivent les bras du fleuve. Le ciel met ses œufs dans le nid des oiseaux. Le plein du monde se cache derrière les apparences. L’amour arrive en pleine lumière, le reste vient comme un voleur. Je tends les bras comme une oreille. J’ouvre les yeux comme une main façonnant des images. Il me suffit que la rosée déborde dans les mots délabrés. Je laisserai un trait d’union entre les hommes séparés. Je marche toujours sur un fil invisible. Si je devais tomber, que ce soit comme la foudre.

Publié dans Prose

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