La pensée végétale

Publié le par la freniere


Dans la montagne, en face, la cascade pose un doigt sur les lèvres de pierre. Les urubus tournoient. Quels cadavres voient-ils sous la neige qui fond ? Peut-être des chevreuils que le soleil libère de leur cercueil de glace. Il pleut des odeurs dans l'arche de la rose. Le printemps transfigure l'humus des racines et mêle sa chaleur aux fleurs oniriques. Au-delà des ombres, le merveilleux s'ébroue comme une pouliche de lumière. Après tant de nuits froides, l'attente récompense l'attente. Les paysages viennent habiter les yeux qui les regardent. Les cigales se remettent à chanter. La main grise du temps retrouve ses couleurs. Dans la maison des fleurs, un bouquet de fenêtres respire le grand air. Les vieux tilleuls endossent leurs vêtements d'été. Les ailes du papillon deviennent verticales quand il se pose sur la rose. Le vol d'un oiseau poursuit la ligne d'horizon. La pluie qui avive les ombres nourrit de sa lumière la sève des racines. Le soleil accentue la beauté des détails. Les bêtes se réveillent et font bouger la terre. Le vent du soir agite la pensée végétale.

Il ne faut jamais douter de l'espérance, oublier la beauté. Certains ont survécu aux camps en écrivant des poèmes sans crayon ni papier, en composant des symphonies sur les battements du cœur. Quand on entend passer les anges, c'est la corde d'un violon qui s'apprête à vibrer. À quoi servent mes pas, mon tumulte, mes mots ? J'ai pris refuge dans l'œil du cyclone. Je bivouaque devant toutes les mers. Il ne suffit pas de mourir pour être sûr de vivre. La terre commence où bon nous semble. Elle ne finit jamais. J'efface les frontières. Je poursuis le rêve tel un phénix d'encre renaissant des nuages. J'ai besoin des écureuils, des chevreuils, des lièvres, des grands ducs, des mélèzes, des pierres. J'ai besoin de la boue pour habiter mes pieds. J'ai besoin de la pluie pour habiller ma peau, de l'air pour sourire, du ciel pour aimer. Je ne veux pas rester aligné sur le port dans la foule des bras qui tendent leur mouchoir. Je ne veux pas rester mais me remettre en marche à travers les barreaux, faire de l'horizon une barque, un hauban, une voile. Chaque pas est un lieu d'où l'on part. Je ne suis pas la route mais le saut, l'élan qui me tire en avant, le bonheur des orteils, les mouvements du corps, les battements du cœur.


Il faut une abondance de privation pour enfanter la rose des sables. Chaque petit grain y a l'odeur de l'immensité. Seule une abeille de l'âme en perçoit le pollen. Chaque pierre a son message dont j'ignore le sens, chaque plante, chaque feuille et même chaque brin d'herbe. Il y a de la bonté dans une goutte de rosée, de la beauté chez l'homme quand il berce un enfant. Tant de voix s'entremêlent, tant d'odeurs, tant de gestes, tant de tendresse enfouie dans un livre d'images. Des milliards de soleils illuminent d'autres mondes. Dans l'immense musique des choses, chaque mot cherche sa note. Dans les intervalles du silence, le présent du passé, la mémoire du futur, la poésie complète la partition qui manque. Elle écoute et reçoit ce que l'oreille du réel n'arrive pas à entendre, les ultrasons de l'âme, les étincelles qui volètent depuis le premier feu. Elle rend étrangement intime l'éloignement des étoiles et ce qu'on ne voit pas. Les mots les plus riches restent des mendiants pour remercier le ciel. Le dernier cri n'écrit que ce qui est fini. La poésie prolonge le premier cri d'amour, le fœtus qui bouge pour la première fois.

Publié dans Prose

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