De décibel en décibel

Publié le par la freniere

Il est difficile d’être libre. C’est comme nager en eau libre. Ce n’est pas prendre la fuite mais ouvrir une nouvelle voie. Il ne suffit pas d’opposer la théorie à l’odorat, la pensée au toucher, l’usine à la parole, la cervelle à la vue, la rue à la montagne, le bruit de la science à la douceur de l’herbe, la prière d’un dieu à la douleur de l’homme, la main à plume à celle du boulon. Tout est complémentaire. Il y a toujours un moins dans le surplus des choses, un vautour déguisé en colombe, un tigre de papier dans la cage des chiffres, un cœur prisonnier sous les barreaux d’un zèbre, une proie qui sommeille dans l’appétit des banques. Une bombe dort en chacun. Il suffit d’un drapeau, d’une prière ou d’un crash boursier pour faire sauter le monde. Un pain lève en chacun. Il suffit d’un baiser, d’une caresse, d’une simple poignée de main pour en faire le partage. La désintégration des âmes a suivi celle de l’atome. Il faudra plus que les mots pour réparer la vie, plus qu’une rustine sur le cœur, une béquille aux jambes de l’amour, plus que la bulle d’air d’un niveau pour trouver l’équilibre. La vie devrait s’enjamber comme un pont, un arc, un arc-en-ciel, une arche, du côté où il part au côté où il tend. Certains mots sont des mites qui rongent les drapeaux, d’autres des mythes se nourrissant du rêve. Depuis qu’on a rasé les dunes pour trouver du pétrole, les chameaux meurent de soif entre les traces de pneus. Les avaleurs de sable s’étiolent dans les villes. La liberté de la perle est dans l’huitre et non sur un collier, celle des chevreuils dans les bois et non dans une assiette.

 

Enfermés dans leurs cages de verre, scotchés sur leurs écrans, la plupart des hommes ne connaissent plus l’odeur des sous-bois, le pas des bêtes, la fraîcheur des ruisseaux, la couleur du lin, le piquant d’une couvarte en laine, l’épaisseur de la vie, la sève s’activant à la préparation des feuilles, la patience des arbres tout poilus de racines, la marche des pluies à travers la montagne, la ruse des abeilles, la force des fourmis, les sons répercutés d’une falaise à l’autre. Ils n’aiment plus se tromper de route, mais l’erreur qui rapporte. Ils savent faire tourner un boulon, peser sur un bouton, commander un café et prendre l’autobus, mais combien d’entre eux sauraient refaire un feu, trouver la source sous la pierre, reconnaître les épices à l’odeur, une bête à ses traces ? Ils préfèrent le papier monnaie à la poignée de main, à l’accolade, à l’entraide. Ils dévastent la terre pour nourrir un veau d’or. La plupart des enfants n’ont jamais mangé de fruits sur l’arbre, caresser un poisson, casser la croûte sur une pierre. Les bébés ne tendent plus leurs mains vers les oiseaux. Il y a longtemps que les fourmis perçoivent l’ultraviolet, que les chauves-souris s’orientent au radar. De décibel en décibel, l’homme ne perçoit plus les ultrasons de l’âme. Le travail n’est plus à la mesure de l’homme. Il n’est plus qu’une croix où l’âme se crucifie. Il détruit chaque jour un peu de la beauté du monde pour accumuler des bouts de papier. Il mange les hommes jusqu’aux hanches.  Il évide son cœur et vide le jus des yeux sans rien nourrir avec. En entrant à l’usine, tout le monde se débarrasse de sa vie. Même l’emplacement des gestes est mesuré, la force du poignet, la longueur des doigts. Dans cette réalité cliquetante de niaiseries, il ne reste aucune place pour un milligramme de rêve. Dehors, les néons pulsent du néant. Le silence étouffe sous le crissement des roues.

 

Ce qu’on dit, ce qu’on mange, ce qu’on fait doit apporter la joie. Il devrait en être pareil du travail. Malheureusement, sous le joug du capital, les outils, les jouets, même le pain goûtent l’argent, le sang, la poudre et l’esclavage. La terre n’est plus qu’un corps géographique tracé par les radars. Aujourd’hui, faire son pain pour le manger et non le vendre, aider pour le plaisir d’un sourire, faire la courte échelle, planter un arbre sans raison, c’est presque désobéir aux lois. Il faut un permis pour faire de la musique, un diplôme pour penser, un papier pour aimer, un nez de clown pour consoler les vieux. Je repense à tout ça en regardant le lac et j’en ai mal au cœur. Je voudrais voir les hommes heureux, et non racotillés de la grosseur des sous, pliés en portefeuille, courbés sous le crédit et la dette de l’état. Les voir debout dans la maison de l’être, et non couchés sous le fardeau des choses. Mon crayon a pris le rythme de ces pas faits pour durer longtemps, ces pas de route ouverte sur le monde, ces pas d’ailes d’oiseaux s’échappant de la ville, ces pas qui se transforment en sang dans le grand corps du monde. Une seule goutte de pluie réveille les odeurs, amenant l’odorat à toutes ses grosseurs. On peut sentir les couleurs, humer l’âme des plantes, fraterniser avec l’aveugle et le savoir des loups. La nourriture et le savoir se complètent l’un l’autre. Il n’y a pas un millimètre de monde qui ne soit à aimer, à prendre soin, à nous apprendre quelque chose. Rien n’est jamais perdu. C’est l’espérance des aveugles qui nourrit la lumière.

Publié dans Prose

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