Entre deux pages

Publié le par la freniere

 

Je suis parti à la recherche de mon enfance. Mes gants de laine troués laissent passer la neige. Ma mère n’est plus là pour les raccommoder et remmailler mes yeux. Le givre s’est posé sur la vitre du cœur. À McMasterville, même la CIL a disparu. Des panneaux d’aluminium ont remplacé les bardeaux de cèdre. Où sont passés les écureuils, les campagnols, les marmottes, les gros siffleux du bord de la track, les pigeons sauvages et les pignes odorantes ? Où sont passés les siaux d’érable, les bottes de foin, les achigans nerveux et les fusils de bois ? Les vaches ont-elles fini par prendre le train ? Où sont passés les petits bois, les sentiers, les ruisseaux, le petit lac à barbottes, les tortues des champs et les clôtures de perche ? Où sont passés les chaloupes verchères le long du Richelieu, les jardins anglais de la Loutre Brûlée, les bonhommes sept heures, et les épouvantails ? Des lapins à batterie ont remplacé les lièvres. Un centre d’achats piétine le dernier champ de blé d’Inde. On a bâti l’école sur la mare à guernouilles, un McDonald sur la vieille cour à scrap, une autoroute sur le ravage des chevreuils. Les souffleuses ont mangé les tunnels dans la neige et les châteaux de glace. Sous le strass des néons, le monde est bien plus noir que je n’avais prévu.

Lorsque je pose mes lunettes sur le bois de la table, elles continuent de lire. Elles déchiffrent à l’envers la sève disparue, cherchant l’explication des anciennes images. Il y a trop de volontaires forgeant leurs propres chaînes, trop de royaumes en ruines dilapidant la terre, trop de chambres d’ami désertées par la vie, trop de crimes commis avec des mots gentils, trop de mines dans les champs, pas assez dans le crayon, trop d’enfants conjugués à l’imparfait des hommes, trop d’eaux mortes dans les cruches, de sel dans les nouilles, de sang sur les écrans, trop de poissons dans le dos, de larmes dans les yeux. Pire que l’heure complice du temps, pire que l’eau complice du gel, l’homme est complice de sa haine. Il dépouille les cadavres pour arrondir ses fins de mois, vendant sa propre peau pour un salaire de peu. Sonnant le glas du rêve, la monnaie tinte dans les yeux des marchands selon le cours de la Bourse. L’argent parle toutes les langues à condition de traduire en dollars. In God we trust, everybody else pay cash ! Parmi tant de mensonges, il faut sculpter la vérité dans le bois de la langue, gosser l’écorce du silence avec un opinel.

La lumière s’évapore dans l’absence des ombres. Des cendres encore chaudes naissent des nuits glacées. Nous retournerons le désert pour en faire une source. Debout dans mon squelette, je compte un à un les vertèbres de l’espoir. Mon cœur bat entre deux pages. Le corps n’en finit jamais de parler. Je porte ma parole comme on porte sa peau. Je marche à flanc d’abîme. Je regarde le monde du point de vue de l’herbe. Dans la nuit du désert, une goutte d’eau me sert de lanterne. Riche de quelques mots, j’étonne la misère par un sourire d’enfant. L’été m’apporte son salaire. L’hiver aux doigts de neige creuse un tunnel vers la sève. Sous la caresse du soleil, je rêve par la peau. J’ai gardé des épines dans les mots que j’invente, la douceur des cuisses, le lait des nébuleuses, le vert des fougères. Des femmes en gésine lèvent des hommes en larmes. Une encre en feu brûle mes doigts. J’écris comme le vent qui ôte ses souliers et marche sur les eaux. La nuit baisse la tête dans le chant des grillons, l’appel des cigales, les taches de soleil sur la peau de la terre. J’écris avec des mots comme des lèvres au bout des doigts, des caresses en papier, des vagues de voyelles sur le ventre des choses. On a beau la plumer, la tripoter, la mettre au clou, la taire, la téter, la vie inépuisable finit par prendre le dessus. L’espoir fait le mur et mêle son haleine à l’humus des jours.


Publié dans Prose

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