Entre les pattes des mots

Publié le par la freniere

 

J’ai fait le tour de ma bibliothèque. Tant de mots, si peu de pain. Il suffit pourtant d’un point pour agrandir le monde. Chaque détail de la nature travaille pour l’ensemble. Chez l’homme, avec l’invention du profit, chaque détail veut le tout. Si la justice avait des griffes, tous les banquiers seraient en sang. J’ai la voix prise entre les pattes des mots. Les oiseaux dans ma tête se cognent sur les tempes. Les mains du vent savent toujours me rejoindre, avec son haleine, sa douche d’aromates, ses doigts crochus de rhumatisme. Pour résister au froid, il faut s’envelopper de soi, trouver sa force dans le cœur. Je suis dans la lecture comme on est sur la terre. Mes pieds glissent et dérapent. Mes mains s’éraflent aux ronces d’une phrase et s’accrochent aux nuages. Je lave mon visage dans les larmes des feuilles. Le sens s’étend comme un homme entre les parenthèses. L’encre est un sang de parole. Même avec peu de souvenirs, nous sommes plus vieux que la mémoire, plus larges que le fleuve, plus hauts que la montagne. Nous sommes pourtant petits face à l’éternité. Prose ou poème, qu’importe, c’est terrible sur papier de voir le peu qu’on est.

Les plus légers brouillards cachent un ciel tout entier. Quand il vente, les arbres les plus bêtes se mettent à bêler. Les plus intelligents s’accrochent à leurs racines. La forêt n’enterre pas ses cadavres. Elle mue. La mousse les recouvre d’une nouvelle vie. «Aimez-vous les uns les autres» est trop restrictif car il ne s’agit que des hommes. Chacun s’aime déjà trop. Leurs pas s’avancent goutte à goutte. Ce n’est pas avec eux que l’on rejoint la mer. Le oui et le non sont des mots trop faciles. Ils ne veulent rien dire. Quand les contraires s’attirent et se repoussent, il ne se passe rien. Il est difficile de rester l’homme de son dire. Il faut vivre à la hauteur de ses mots. Privés de liberté, la plupart des oiseaux meurent. Et dire qu’il y a des hommes qui ne pourraient pas vivre sans portable, sans chaînes, sans télé, sans barreaux, sans monnaie. Le travail en usine, c’est l’écureuil dans sa roue, le chien qui se mort la queue, et quand arrive le salaire, c’est le paon faisant la roue devant une baudruche. L’homme n’est plus la proie du monde, c’est le monde sa proie. Il ne sait plus se faire poli comme un galet qui tousse. Il n’y a pas plus cruel que la barbarie de l’homme civilisé. Dès qu’un crime est blanchi par une colonne de chiffres, il n’y a plus mort d’homme, de femme ni d’enfant mais un dommage collatéral. On ne fait pas de profit sans casser des hommes. L’omelette sociale a pris le goût du sang, de la poudre et du fric. L’anorexie n’est pas une question de mode mais un profond dégoût.

La nudité est le vêtement le plus difficile à porter. Personne ne veut voir les bourrelets de l’âme, les varices du cœur, les ecchymoses du silence, les cicatrices du passé. J’ai un trou dans le cœur. C’est un tout petit trou mais tout le monde l’habite. Une mare de sang remonte jusqu’aux veines, une mer de larmes jusqu’aux yeux. J’avance avec le souffle au bout des pieds, activant de chaque pas le clavier d’une route. La chauve-souris prend l’air avec ses ailes. La corneille semble toujours se battre avec le vent. C’est pareil dans les phrases. Chaque mot est une épine dans l’air, un pépin dans la pomme d’Adam, une ligne sur la paume du vent, un sanglot dans la voix, une marche perdue qui cherche l’escalier. Pleurer dans un mouchoir de soie n’augmente pas le prix des larmes. J’ai vu des Jack épouvantables rougir pour une poupée, des armoires à glace se fondre dans la foule au passage d’une fée, des prêtres défroquer pour une Marguerite sans compter les pétales, des apparences de brutes soigner un oiseau, des cœurs de pierre éclater en sanglots. Il n’y a pas d’épreuve qu’on ne puisse affronter. Avec leurs ruses de vivant, certains mots, certaines phrases, certaines images nous indiquent la route. Tous les signes sont là ouvrant les yeux de l’âme. Je n’ai pas peur de la mort. Je trouve plus tragique un mal de dents. Le corps, après tout, n’est qu’un cercueil de vivant.


Publié dans Prose

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C
<br /> <br /> "Le corps, après tout, n'est qu'un cercueil de vivant".  Ou, pour jouer à ce jeu, je dirai:" un berceau de mort???<br /> <br /> <br /> Là je m'insurge contre de si  tristes images Il est aussi la vieille branche magnifique sous la gelée qui porte en germe le bourgeon gonflé. Nous sommes des vecteurs de<br /> pulsations et cela reste fascinant ces processus où viennent s'emmêler nos sentiments et nos craintes. Tant de beau autour de nous, même la pourriture a de belles couleurs.<br /> <br /> <br /> <br />