Être là

Publié le par la freniere

Dans ce siècle où règne le commerce, ses enfants qu’on entraîne à la guerre, ses trafics d’organes, ses femmes violées par des bourreaux, plutôt manger de la vache enragée que de compter mes sous et vendre ma sueur, brouter l’herbe des mots, garder ma peau pour les caresses, ma tête pour le rêve, l’ensemble pour l’amour. La cruauté des chats ne surpassera jamais le sadisme des hommes, la pie voleuse la rapacité des patrons, la faim de loup la gloutonnerie des banques. La terre se donne à chaque instant. Même le désert est généreux et offre aux caravanes la résistance des chameaux. Une jacasserie d’oiseaux réveille mes neurones, des pas de pluie sur de la tôle, la main du vent claquant des doigts, le craquement des branches, le cri d’une poulie que la rouille a rongée, l’appel des ouaouarons d’un marécage à l’autre. C’est toujours mieux que le bruit des moteurs, les sirènes d’ambulance et celles de l’usine, le tintement des tiroirs-caisses, les freins Jacob d’un dix-roues, le klaxon des taxis, le sifflement des balles et les grondements de canon.

 

Il manquera toujours les ronces dans un pot de confiture, les taches de rosée, le butin des abeilles. J’ai ma famille à moi, mon petit frère l’orage et ma sœur la brise, les nourrissons de l’herbe avec leurs petits doigts. Il pleut des larmes de lumière dans la nuit noire de tout. Les étoiles se cognent à la constellation des vitres. Dans le temps de mon cœur, il n’y a pas d’horloge. Je change l’heure au passage des oies blanches, à l’arrivée des bernaches, au vol des outardes. Je cherche le trésor enfoui entre les pages, sous les lèvres des femmes, dans les jeux des enfants, les yeux des mendiants et la grâce des mots. Il y a des livres que je ne peux quitter, des nuits blanches de papier, des nuits d’encre dans les yeux. Ce sont des heures qu’on ne peut me voler, des heures poursuivant l’essentiel. Je perds mon sang dans un carnet pour une goutte de vie. Ce n’est pas tant la route qui m’intéresse mais ce qui va au-delà. Entre chaque pas, il y a mieux à faire que de creuser un précipice. Ma relation aux mots est plus animale qu’intellectuelle. J’ai le cœur baigné d’encre sous la peau du papier. Avec des phrases décousues et le fil des mots, j’habille un peu la vie.

 

On use trop d’archets sur la corde sensible oubliant d’écouter la musique du cœur. Comment dire le jaune et l’empressement de l’herbe à revêtir le sol, la fraîcheur de l’eau, l’odeur des pivoines ? Mon crayon sur la page est un enfant jouant dans le sable, remuant des brindilles, poursuivant des fourmis. Il veut saisir le vent du bout de ses mains nues, sucer la menthe et l’herbe, faire une balançoire avec l’arc-en-ciel. Un ballon à la main, il court vers la vie. La fin de chaque livre est comme la fin de l’enfance. J’arrose le jardin avec la pluie des mots. Un tout petit oiseau picosse une phrase. Le chat croque une voyelle. De la chaise où je suis, je vois le monde entier et même l’invisible. Sur le carnet des heures, j’en suis toujours à la première phrase, recherchant le mot juste, la métaphore du silence, une chaleur de bête sur la paille des jours. Il n’y a pas de récit entre mes lignes, ni personnage ni roman, seulement le vent qui passe, les sèves qui s’échangent, l’humus qui fermente, le radotage des oiseaux. Parfois, un chuchotement se glisse entre les pages, à peine le murmure d’une plume, le chuchotis d’un ange. J’écris avec les mots qu’on moque, ceux de l’enfance et de l’amour. Je les arrache aux bruits, aux paroles mensongères, aux fredaines pompeuses. Je les éloigne du rire des blasés. Bien sûr, ma cabane est fragile. Ma parole est bancale. Elle se vêt de la pluie, du soleil et du vent, de la poussière des routes, de la faim, de la soif. Elle fait la courte échelle à défaut d’escalier. Il importe moins de faire que d’être là, les yeux ouverts, les oreilles à l’écoute.

 

Quelle main serrer devant des gestes sans personne, quelle étreinte ébaucher ? Les veines s’ouvrent d’un cœur à l’autre. Des milliards de microbes rendent la vie possible. Parmi les fleurs sauvages, sur les ossements qui branlent, une abeille butine la mémoire des tombes. Ma voix est une chaise pour les mots fatigués. Les deux coudes appuyés sur la table, ma tête coule dans le vase des mains. J’ajoute un peu d’amour dans un bol au cœur vide, une pincée d’espoir dans une poigne d’homme. Je me méfie des chiens qui mordent la lumière. Je ne veux pas d’un silence qui n’a pas connu Bach ni d’un ciel ignorant les oiseaux. Je nomme la lumière que je voudrais connaître. Appuyé sur les mots, j’en arrive à marcher sur un mince fil de vie. Ce que j’ai regardé fait partie de mes yeux. Ce que j’ai oublié me sert de ma mémoire. Ni passé ni présent, tous les temps coïncident au cœur de l’instant. L’ombre portée du monde a soif de soleil. J’avance écartelé entre la chair et l’âme, un œil sur la terre et l’autre vers le ciel. Je voyage comme j’écris, sur des semelles de vent, dans des bus cabossés, à la petite misère, allant brinqueballant du risible à l’indicible, du visible à l’invisible, de la mine à la plage. J’écrirai toute ma vie sans savoir pourquoi. Je me perds dans la forêt des livres. Je me retrouve sur la route au simple appel d’un oiseau. Une goutte de pluie m’éveille à la grandeur du monde.

Publié dans Prose

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C
<br /> comme j'ai aimé me poser là et me laisser bercer  par cette symphonie!<br /> <br /> <br /> douceur du matin<br />