Il manque l'essentiel

Publié le par la freniere

Petit, je ne jouais pas aux Indiens et aux Cowboys. J’arpentais la forêt, me prenant pour un loup. Je préférais les fleurs sauvages, la neige, le froid, les mésanges qui prient, les petites épées d’aubépine à l’écran lisse des écrans. En regardant le monsieur d’à côté, toujours malade et mal en point depuis la mort de son fils, je pensais à Dieu avec rancune. J’ai du perdre la foi lorsque mon chien est mort, écrasé par un train. Sans liberté, il est impossible d’aller plus loin, de repousser ses limites, de trouver la lumière. Sans amour, il manque l’essentiel. Il y en a qui traversent la vie les yeux clos, le cœur absent, le doigt dans le nez, la pédale au plancher, le portefeuille bandé, une montre dans la tête, sans se faire écraser. Ceux qui les suivent doivent ramasser les cadavres et les blessés qu’ils laissent. Je suis plutôt parmi les lents qui marchent au ras de l’herbe, saluant les insectes en regardant le ciel. Je n’ai jamais lu en esthète. Je dévore les mots comme on le fait d’un pain. J’écris en affamé qui recherche la source. Le soleil se lève derrière la colline. Sa tête de géant émerge des nuages, colorant de rose la brume sur le lac. J’aime cette heure humide où les grillons dorment encore. Il y règne une qualité particulière de silence.

 

Le jour peine à se lever. La brume s’attarde, emmêlée aux nuages. J’ai parcouru tant de pays mais le seul qui m’attire encore est celui de ma tête. Trop de neurones restent fermés. Je les entrouvre de la pointe d’un crayon. Je me perds sur la route. À tout moment, je me retourne pour voir si j’y suis. Est-ce l’ombre d’un autre ? Je me rejoins un peu plus loin. Je m’agrippe au néant. Je fais l’effort d’avancer. J’entretiens d'un feu brûlant les murs qui m’habitent. Quand la conscience me revient, je marche sur le bas-côté parmi les herbes tendres. Je n’ai aucun souvenir d’être venu ici. Un pic bois me regarde, jouké sur une branche, la huppe de travers comme un coup de pinceau. Le brouillard s’est levé. Le soleil sourit parmi les tournesols. Je ne suis plus qu’un œil fasciné qui absorbe tout.

 

La journée n’a pas encore pris son élan. Elle titube d’heure en heure. Des corbeaux croassent quelque part. Je me surprends à parler seul. Je m’adosse au tronc d’un arbre pour mieux me recueillir. Je me laisse ballotter par le rêve. Des lieux, des évènements, des paysages surgissent dans ma tête. Où êtes-vous mes copains, mes amis, mes frères ? Il y a toujours un mur entre les mots et ce qu’on voudrait dire. Les caresses les plus douces ne peuvent pas s’écrire. Jamais un crayon ne remplacera la main. L’enfant que je fus vit toujours en moi. C’est lui qui court à perdre haleine dans l’herbe des mots, s’écorche les genoux sur une virgule, la voix étranglée d’émotion. Dans la maison du cœur, un oiseau laisse un nid, quelques notes furtives, un duvet d’espérance. La terre donne ce qu’elle reçoit. Chaque bourgeon se gonfle de la tension des feuilles. Même l’ombre se charge d’une énergie solaire. Les trembles faseillent. Les abeilles bourdonnent. Les oiseaux chantent. Leurs ailes dansent dans mes phrases avec de l’encre et du pollen. La vie s’affirme dans les arbres et la poussière de l’eau, soit par la sève ou le plancton, la chlorophylle ou le limon, l’odeur de l’iode ou celle du fruit. J’avance entre les arbres. D’invisibles regards accompagnent les bruits. Chaque vérité recèle son secret. La faim a fait le pain, la fatigue le rêve. La fleur se purifie par sa complexité. La source s’agrandit des terres qui la boivent.

 

Allant vers l’intérieur, je cherche qui nous sommes. Je m’étends sur le sol. Le visage plongé dans les odeurs de l’herbe, je laisse la terre monter vers moi. Une même sève anime le fouillis des racines, les bras tendus des branches, le frémissement des feuilles. La pluie pose un baiser sur les lèvres du vent et le soleil caresse les hanches des collines. Dans la grande nuit des hommes, seuls les mots d’amour apportent la lumière et font grandir la flamme. Il y a longtemps déjà que l’on peint sur la pierre. Depuis le fond des âges, des bêtes millénaires témoignent pour la vie sur les parois rocheuses. Les images et les mots laissent entrevoir l’âme. Une énergie circule de l’insecte à la pierre, de la chair à l’étoile. Je demeure en attente de tout ce qui peut sourdre, toutes ces présences, ces voix, ces rumeurs, ces rythmes. Chaque pas sur le chemin doit conduire à la source. Je porte en moi tous ceux que j’aime. Ils me revitalisent et m’indiquent la voie.

Publié dans Prose

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