J'ai deux côtés

Publié le par la freniere

J’ai deux côtés de moi, un pour la mort, un pour la vie. Ils se nourrissent l’un l’autre comme la terre et l’eau, l’encre et le papier, le baume et la blessure, la peau des moutons noirs et le poil des loups. La solitude permet de voir plus loin que les yeux de la foule. Quand ce qu’on dit devient abstrait, c’est que la langue ment. Les arbres qui n’existent pas, les mots peuvent en faire des érables. Je les entaille du crayon. Le vent sillonne l’herbe tendre comme une main qui écrit. Je ne sais pas toujours si je suis dehors ou dedans. Il n’y a qu’un grand vide avec des bruits de chaise, des grattements de souris. Une ombre intérieure imite le moindre de mes gestes. Le dedans m’avale alors que le dehors me tire à lui. Je me rassemble dans les mots pour ne pas m’écarteler. Le pain, c’est comme les gens, il devient rance quand on l’oublie. Lorsque j’épèle le mot pomme, je la pèle du crayon. Quand la mémoire me joue des tours, je m’accroche à l’instant. Un bout de ficelle suffit pour tenir à la vie, même une corde en papier. L’avenir s’annonce de plus en plus violent. J’apprends l’imaginaire. J’élève des abeilles dans une ruche d’images. Je plante mon crayon sur une terre en papier. Je m’insère du regard dans une fente du paysage pour animer le jukebox des neurones. À bout d’images et de mots, j’envie le poulpe pissant de l’encre.

 

Le soleil se pointe avec sa grimace de citron. La canicule se prolonge. La chaleur hébète les chiens. Les maisons bâillent comme des chats repus et les portes bouche bée étouffent de chaleur. Même les mots se nourrissent de poussière. Je marche le long des murs cherchant l’ombre et la vie. Tout se traîne et s’étale. Les arbres ont soif. Le lac a faim. Le temps est lourd. On s’ennuie des gentillesses de la pluie, des bourrades du vent et du silence des cigales. Un souffle passe à peine dans l’embrasure des fenêtres. Rien ne bouge sur le lac. C’est une toile sans souvenirs du peintre, une phrase sans mots, une langue sans paroles. Les consonnes sont des pierres, les voyelles des vagues. La page est une plage. Un nuage remplit ma main. Une goutte de fleur ponctue la page blanche de couleurs incertaines. C’est comme une tache d’huile ouvrant la parenthèse. Chaque sourire est une goutte dans le désert des visages, l’océan des images, la marée des secondes. Je bois de l’eau. Je mange une pomme. Je respire un parfum. Je garde au bout de mon stylo assez de force pour écrire.

 

L’important n’est pas tant dans le décor, mais comment l’habiter. Ce n’est pas à la terre de se soucier d’aimer. C’est à l’homme. Qu’on cesse de me vanter les multinationales : la taille d’une entreprise commerciale est à la mesure du mépris qu’elle porte à l’humanité. Les gens trop sûrs d’eux-mêmes ne doivent pas aimer les autres. Je ne cherche pas à connaître ce que je ne peux aimer. Ce que j’aime, je n’ai pas non plus besoin de le connaître. L’amour inconditionnel ne supporte pas l’analyse. L’homme qui se croit homme devrait se faire abeille, myosotis, fétu de paille. Les certitudes sont des murs empêchant d’avancer. On ne sait pas comment les choses arrivent. On met un pied devant l’autre et l’on trouve une route. On reste là et l’on se perd. Un aveugle dans une foule est peut-être le seul à savoir où aller. Il cherche l’intérieur et non pas les façades. C’est souvent l’orgueil qui anime les croyants : la certitude d’avoir toujours raison sans avoir à penser. Nous ne sommes plus des anges. Sous nos épaules nues, la trace d’un poignard a remplacé les ailes. Entre quiétude et inquiétude, le doute fait le pont. De la haute tension de l’âme au fil incandescent des mots, quel courant passe-t-il ? Le dehors se déforme en dedans et ce qui sort change d’état. Ce qui déborde en nous, il faut en faire de la musique, des poèmes, des tableaux. Il faut en faire un peu plus que la vie.

 

La vérité rend libre. On est toujours mal à l’aise avec le mensonge. Devant chaque écran, des yeux sont prisonniers. On dit des jeunes qui se rebellent qu’ils se cherchent. Heureux sont ceux qui ne se trouvent jamais. L’âme qu’on rend, qu’on vend, qu’on perd, nulle parole ne peut la remplacer. Elle donne leur sens aux mots. Les animaux comprenne le langage de l’homme beaucoup plus celui-ci ne comprend le leur. Les romanciers ont toujours su pourquoi ils écrivaient. Le poète ne le saura jamais. Ce qu’on a de meilleur à donner est toujours dans ce qu’on cherche. Je voudrais être au moins à la hauteur de mes genoux, d’un brin d’herbe, d’une étoile. Je conjugue la nature dans une grammaire sensitive. Ma musique est celle d’un orchestre de violons d’Ingres. Le devoir de pleurer n’incombe pas qu’à la pluie. Je porte la famine, la misère, les ruines, les traces de pas témoignant de la neige, le sable assoiffé des déserts, les flammes étouffées par le gel, la misère de l’arbre dans ses nœuds, la mort d’un côté et de l’autre la vie, tout un poids d’hommes sur les bras. Il suffit d’un brin d’herbe pour fausser la balance, d’un mot de trop, d’une virgule mal placée. Qu’elle soit vêtue de neige ou presque nue, l’herbe est une peau de chagrin sur les os de la terre. Pourquoi faut-il attendre que les chaînes nous étranglent avant de les arracher ? Il est naturel que la bête s’éloigne du licou. Le cheval rue quand on le selle. L’homme en cage est la fois la proie et le chasseur. La vie ne serait pas la même si on n’en parlait pas. J’oppose un bout de laine au fil barbelé. L’éternité s’accroche à son piquet de vie. Il faut couper la corde.

Publié dans Prose

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