L'eau des yeux

Publié le par la freniere

S

oudain, l’orage éclate. J’entends les Appalaches craquer. Les ruisseaux claquent comme une langue de chien derrière ses dents. De gros nuages noirs versent le ciel dans la tasse du lac. La pluie signe son nom sur les muscles des arbres. La vie n’a plus de fond. Des nappes de vapeur dissolvent la lumière. Les roches humides ont la couleur des planètes. L’eau des yeux se mélange à l’odeur des choses. L’herbe s’éveille à peine qu’elle prend déjà sa douche. La pluie met des guillemets au bout de chaque toit, des cédilles aux gouttières. La pensée est une balançoire qui n’arrête jamais. Avec la tige d’un crayon, j’ausculte mes racines et le vertige des hauteurs. Je ne suis pas teneur de livre mais un teneur de plume. J’aime les chats et les oiseaux, les loups et les chevreuils. Je n’aime pas l’homme qui chasse pour chasser ou tue pour des idées. Je déguste le monde de l’œil à la narine, de la pupille à la papille, de la tête à l’orteil. L’outil ne parle pas sans la main qui l’anime. Celui qui moissonne ne jette jamais le pain. Malgré la sottise des hommes, les voitures à pétrole, les baignoires à mazout où s’engluent des oiseaux, les monstres en liberté qui enchaînent l’azur, les fleurs continuent de s’ouvrir, tenaces, persistantes, au flanc d’une montagne ou entre les graviers, le long des autoroutes. Les cris des pies dans les sapins chatouillent le tympan de l’air. Les arbres poussent même en hiver. La forêt laisse voir les bois gravés du jour. Quand bien même le monde court à sa perte, je continue d’aimer.

         J’ai des champs de blé dans mon cahier, une brouette, une charrette, une mer en folie, une terre jolie, quelques amandes dans leur cercueil de vie, un poirier qui toussote, un pommier qui pousse entre les deux larrons, une bêche qui rouille adossée sur un mur, une fourchette à poèmes faisant monter la prose. J’ai un crayon et du papier, des mots, des lignes et des fusains. Dans l’hiver des hommes, la poésie brûle avec la foi du bois. Trop souvent, le mensonge se cache dans le dos des paroles. La vérité trébuche sur ses pieds qui dépassent. Celui qui a inventé la montre croyait-il vaincre le temps ? Le maquillage ne tient pas sur le visage de l’âme. La présence d’une foule fait de moi un absent. Je lave mes yeux sales dans la lessive du jour. Rien n’empêche un balai d’être un ami de la poussière, un ravin de parler aux étoiles, la tête de se rendre à l’étage du cœur. Dans un colloque d’arbres, je me sens comme un idiot de village essayant de faire des feuilles avec ses mains, des bourgeons et des fruits.

         Le monde s’occupe à ne pas être. Camper autour d’un salaire n’est pas une sinécure. Il faut oublier de vivre, tout arranger en fonction de l’argent. Combien de faux pas, d’empreintes effacées, de souvenirs grattés, de paragraphes éteints, de phrases aux doigts pleins d’encre pour arriver au livre ? Quand je ferme les yeux, je vois plus loin. J’écoute ce qui vient du centre, du ventre de la terre, de la tête des arbres. Le visage des mains sourit en saluant. Certains ont un crayon, d’autres une pioche, une flûte, un pinceau. Je me lève tôt pour éveiller les fleurs, amadouer les ronces, faire boire le soleil. Le laser des mots défie celui des sciences. Un merle prend son café sur la terrasse d’un érable. Quand j’ouvre mon cahier, c’est comme un fracas d’ailes. Un ange passe entre les pages. Une phrase fait les cent pas. Quand je tourne une heure autour d’un mot, il finit par m’échapper. La mémoire peu à peu efface qui nous sommes. Quand les enfants dessinent un soleil habité, je frappe pour entrer. Je gratte à la porte du bout de mon crayon. La page blanche essuie ma voix tout en sueurs.

         J’avance comme je peux, en dépliant les yeux, jetant des phrases sous mes pas, m’agrippant au papier, aux métaphores, au sens. Il y a de tout entre les lignes, tout ce qu’on m’a volé, un violon dans les cordes se cassent, la mousse des rochers, des toiles d’araignée, la peur et la stupéfaction, le ventre d’une mère, des oiseaux qui grelottent, les vêtements épars après l’amour, les chutes à bicyclettes avec leurs roues voilées, l’échec d’être adulte, la persistance du rêve, les quatre éléments se prenant par la main. Je creuse la terre avec des mots tout en grattant la pierre ou frottant des silex, les pieds dans l’eau, la tête au vent. J’ai tant reprisé, repiqué, remmailler, on voit les cicatrices sur la peau des pages, les accrocs de parole. Les souvenirs s’écaillent. Je me méfie des hommes. Ils ne donnent plus de pain mais des claques sur la gueule, des ordres, des contraventions, des coups bas. Ils ont vendu leur corps pour un salaire, leur âme pour un peu plus d’argent, leur conscience pour une place de parking. Les villes ne changent pas. Les nains martyrisent un géant. Le peu, l’inutile, le beau demandent tant de force; on préfère le strass, les trompettes et la gloire.

         J’ai joué de la peau sur le tambour des fous, de la scie musicale et de l’ocarina, m’en reste un fond de blues dans ma gorge enrouée. Mon espérance n’est pas celle d’un Dieu. Chaque bourgeon, chaque fleur, chaque atome d’atome est promesse de miel. Je butine la vie d’un dard Caran d’Ache, d’un brin d’herbe, d’un Bic. Chaque mot a son visage dans la foule des phrases. Chaque virgule est un pont. Les légendes invisibles se lisent dans la tête. J’écris d’un lieu étrange, entre le feu et l’eau, entre des pierres burinées par l’âme des chamans, la sauge, le foin d’odeur et le tabac, des pierres dressées là sans qu’on sache comment ni pourquoi. Un grain de sable supporte l’immensité du monde. Je traverse une grotte un briquet à la main, la petite flamme du cœur. Je ne quitte plus guère cette maison de mots bâtie avec rien, de bric, de broc, de pauvretés. Je sème des images dans la fraîcheur des phrases, la terre d’encre des mots, la salive des vocables. Je n’ai rien d’autre en bouche qu’une frêle parole. Les arbres sont mouillés de lumière. Les lettres penchent comme des fleurs sous la poussée du vent, les aulnes le long de la rivière, les poils sur le bras. Je rafistole ma vie avec trois fois rien. L’essentiel n’est pas dans les idées savantes mais la fragilité des choses : une aile de libellule, la transparence d’un ange, les petits pas de l’herbe, les battements de l’âme, un baiser sur la joue, un bourgeon dans la forêt des gestes. Les années s’effacent comme la mine d’un crayon qu’avalent mes cahiers, la craie sur le tableau. Écrire, c’est embrasser la mort sur la bouche et s’en faire une alliée. Depuis le tout début, on suit la même route. Le ciel s’alourdit de nuages en paquets gonflant le sac de l’air, la besace du vent. Une poule d’eau s’envole à quelques pieds de moi. Je m’arrête au milieu d’un poème. Une abeille se pose au milieu de la page parmi les mûres qui tachent et la source qui lave. À déterrer les mots, les pierres, les débris, je ne fais que retourner la terre. J’ai beau tourner les images et les mots, une porte me hante dont je n’ai pas la clef.

Ma mémoire est comme un vieux canif qui ne veut plus s’ouvrir, un opinel rouillé qui ne sort plus la langue. Je gratte le silence avec le bruit des mots. La bonté se cache pour agir. Celle dont on fait l’étalage est une fausse bonté. Si tout doit disparaître, que les choses soient belles le temps qu’elles seront. Il n’y a pas de vérité unique. Un vieillard se perd dans son ombre trop grande. Un enfant trouve le ciel dans le fond d’une poche, une carcasse d’auto ou la pièce d’à côté. Quand les nuages font la course, un lézard médite. Les cris d’oiseaux imitent l’homme, même les bruits du moteur, les fils qui grésillent sur le haut des pylônes, le brouhaha du sang sur le ring des veines. On a beau avancer les aiguilles d’une montre, les ours hibernent sans cadran. Un aigle passe et fait lever la tête. Un lièvre se cache dans le bosquet des mots, entre deux métaphores et la broussaille des voyelles. C’est si peu de choses le bonheur, une chanson d’amour que l’on croyait perdue, le rire d’un enfant aux genoux écorchés, la buée sur la vitre où dessiner le soleil malgré l’orage qui gronde, l’odeur du lilas qu’avive l’eau de pluie, un peu d’encre qui bouge.

Publié dans Prose

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