La parole de l'herbe

Publié le par la freniere

Les pieds s’emmêlent dans les pas. Les gestes peinent à se tenir ensemble. On est toujours un peu en retard de s’aimer. Quand un marchand donne une lampe, il a vendu la mèche. Combien d’hommes aujourd’hui seront sacrifiés ? Combien d’espèces disparaîtront ? Combien de femmes endormies de pilules, de rêves anesthésiés, d’images de synthèse remplaçant le soleil, de comptes en banque se nourrissant de peur ? Il y a des morts qui m’attendent, ceux qui vivent en moi. J’ai plein de bouts de papier au bord du lit. Je rassemble mes mots tout autour de mes os. Je ramasse ce qui traîne, ce qui ne sert à rien. J’invente mes outils. Portant la parole de l’herbe, les mots deviennent mains dans la terre inventée. Ils sèment ce qu’ils peuvent et grattent les racines. Je garde en cas de pépin le mot pomme sur la langue. Le point de vue duquel on regarde n’est pas fait que de nous. Mon regard court avec les mots. Les phrases voyagent à ma place. Une porte grince dans mon cœur. On ne revient jamais tout à fait  où l’on était. Je n’ai plus à manger que la poésie des épluchures de pommes, la chair des images, les trognons du silence, des mots à cœur ouvert, les traces du monde sur les bras, un poème égaré dans un tiroir à bas. Peu importe la langue, l’air est le même entre nos lèvres.

        

Peu importe de quel côté on se trouve, on n’est jamais libre tant qu’il y a des barreaux. Il semble plus facile d’arrêter la pluie, le soleil de briller, les arbres de pousser, l’air de respirer, que d’arrêter les hommes de tuer pour une poignée de dollars. Quand on prend le Dow Jones pour la réalité, on sacrifie la vie sur l’autel du commerce.  L’espoir refoule dans l’amphore du temps. Chacun se tait dans sa propre langue.  Je crois plus au naturel des métaphores qu’à la froideur des calculs. Ce n’est pas l’histoire des idées qui m’aide à vivre, ni même les idées, plutôt les bruits du cœur, le chant des oiseaux, le passage des nuages. J’étais de ceux qui pleurent sur le bord du trottoir mais j’ai quitté la ville sans répudier ses larmes. Je me jette sur le papier comme un forçat lunaire. Je me garroche entre les mots. Je me barbouille le cœur avec de l’encre noire. Des collines apparaissent sous la pointe du stylo, arrondissant la ligne d’horizon, laissant des taches de corneilles sur le sein de la pierre. Des bouquets magnétiques attirent le soleil. L’odorat se débride entre l’aster et l’asclépiade. L’éternité se penche au-dessus de l’intime.

        

J’ai pris longtemps l’ivresse pour une forme de mystique, mais c’est en dessoulant qu’on peut toucher l’unique. La réalité disparaît dès qu’on y réfléchit. Les mots viennent remplacer les choses. Avant de savoir sur quel pied danser, il faut d’abord danser. Si peu d’espace sépare le monde visible du monde invisible. J’ai beau marcher, courir, nager, j’arrive de plus en difficilement à sortir de ma tête. Je ne veux pas qu’on me fasse la morale. L’éthique, je la porte sur moi, bien avant l’esthétique. Ais-je jamais quitter mon patelin d’enfance ? Je le traîne avec moi à défaut d’un pays. Deux goglus jaspinent sur un tas de fumier. Des escargots gigotent dans la bave terreuse. Une source coule sous une couche d’humus. Un peu de sève éclate dans la souche endormie que les insectes viennent téter. Par où faut-il commencer ? L’amour englobe tout, les yeux et les images, les lèvres et la parole, les berceaux et les tombes. La vie est tout ce que l’on veut, tantôt bête, tantôt fleur, épine ou bien corolle, choses petites ou choses grandes. Tantôt cherchant de l’ombre, tantôt cherchant de l’eau, tantôt cherchant de l’air, je m’accroche à la vie.

        

Aussitôt que je m’arrête, le paysage s’immobilise. Il faut cligner des yeux pour percevoir le mouvement. Il n’y a pas grand-chose à voir. Même le vent se cache. Un vieux saule toussote. Il pleut tout doucement, des gouttes qu’on dirait gênées, douillettes, une averse timide, à peine capable d’émouvoir un parapluie. Les nuages, par contre, forment des poings levés, de gros bancs de colère. J’avance pas à pas avec l’eau qui tombe mais j’ai le cœur plus proche des éclairs. Je suis seul sur la route et pourtant je parle sans arrêt sans savoir avec qui. Mon cahier s’ouvre comme une bouche. Les phrases forment des lèvres. On change avec le temps, dit-on, mais on ne s’éloigne jamais vraiment de celui qu’on était et qui portait déjà celui que l’on devient. Le vent frissonne en respirant. À tout bout de champ, je décapuchonne mon stylo, attaqué par une phrase, agressé par les mots, saisi par une image, encombré de virgules. À chacun son phantasme, son style, son pays. Je me remplis les yeux de tout ce qui m’entoure. J’adresse des sourires aux arbres, des clins d’œil au soleil.

        

Il n’y a pas vraiment de silence. Le mien est plein de mots, de sottises, de questions. Un autre est chargé de silences plus pointus qu’une épine. Le crâne est une fleur attendant le soleil, aspirant l’air ou l’eau de pluie. Les pensées forment des racines. Mes pauvres mots s’usent les coudes aux entournures. Ma parole est une veste râpée peluchant de partout. J’ai beau lire des livres et poser des questions, le savoir s’arrête où tout doit commencer. J’essaie de retenir ensemble des bouts de vie mais tout s’écoule comme l’eau, le sable entre les doigts. Je pousse avec mes yeux un coin de paysage mais je n’atteins jamais la ligne d’horizon. J’ai la tête dure d’un érable, sauf la nuit. Elle devient molle sur l’oreiller, bercée comme une vague, transportée par le rêve. Je suis comme un noyé qui flotte malaisément. Des images défilent. Des heures filent. Des souvenirs se souviennent. Des pans de vie s’estompent. Une averse m’éveille. J’ai la parole trempée jusqu’aux mots, le front dégoulinant, la chemise mouillée. Le soleil apparaît mais les nuages tiennent bon. Une porte s’ouvre devant moi comme un cahier tout neuf. L’envie d’écrire me reprend.

 

Dans la grande nuit du monde, chacun à sa façon de chercher la lumière. J’écoute. Je sens. J’entends. Je guette l’éternité dans la moiteur de l’air. Elle est toujours là quelque part même si j’en doute quelquefois. Des milliers de mots s’amoncellent dans ma tête mais je ne sais qu’en faire. Ils se mêlent aux gênes, aux chromosomes, aux plis de la mémoire, aux lobes du cerveau. Le monde entier est en nous mais il est plus difficile d’y pénétrer que de franchir les frontières. Les petitesses de la vie nous rattrapent toujours. La tête bourrée de paperasses, de pattes de mouches, de jambages boiteux, j’écris comme un enfant déçu éventrant sa poupée. Je fais des signes avec des petits mots. Je grimace dans le sourire des écrans. Je voudrais bien faire des mantras, remplacer les mots par le son mais je n’arrive jamais tout au bout de la phrase. Il y a quelque chose de sacré dans chaque instant qui passe. J’essaie d’en rendre compte.

Publié dans Prose

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