Le morse des lucioles

Publié le par la freniere

En ville, je n'existe pas. Je n'ai pas la folie des grandeurs. J'aime les petites choses, les choses trop minimes pour les marchands de rêve. Je me ressource à la campagne, sur le velours des terres, dans le calme du pollen. On y respire sur une échelle millénaire. Le vent y scande la musique des siècles. Je n'ai pas la foi d'un charbonnier. Je préfère ce qui croît à ceux qui croient. J'aime les arbres et leur jactance d'oiseleur. Toute une nuit dans le bois, sans lumière d'homme ni boussole, j'apprends la route par le cœur. Les ombres et les odeurs me guident. Je m'oriente au morse des lucioles, à la lueur des pleurotes. Le silence est meublé d'un fond de bruissements, du bruit de l'eau qui court, du froissement des feuilles. Tout lutte pour la vie. La peur a une odeur. Elle attire les insectes piqueurs. Il ne faut pas craindre les abeilles, mais les aimer. Quand l'insecte se sent en confiance, il n'a aucune raison de piquer. La peur peut aussi faire pâlir et provoquer l'ankylose. Le trac des acteurs les fait vomir. À l'aube, le remous noir des sapins se colore de bleu. Un arbre cassé barre la route. Il s'offre comme un banc où je jette mon corps, mes bras ballants, mes jambes fatiguées. Je voudrais écrire, mais mon stylo crache à peine quelques mots. Il griffe beaucoup plus qu'il ne coule. La sève s'anémie du bois vert au bois sec. Des belettes, des putois, des petits tamias roux font que les herbes frémissent. C'est plein de vie partout. Le temps passe comme le vent dépeignant de ses doigts les mèches des mélèzes. La terre digère l'eau de pluie et ça fait de la vase. À chaque pas, des bulles d'air s'échappent de l'humus et me remplissent les narines.

La nuit s'affaisse. Le haut des peupliers laisse passer la lumière. Le paysage n'a plus ce gros visage tout agité de tics, mais une peau de pêche que lèche le soleil. Le sentier est en pente. Je le sens plutôt que je descends. Mille insectes batifolent dans l'herbe. Les oiseaux s’interpellent d'une branche à l'autre. Les plantes se relèvent étonnées comme un journal déplié. La rosée y donne les nouvelles du jour. Le vent se fâche contre lui-même et change de visage. J'avance dans les fougères, dans les ronces, dans la boue. J'avance dans la vie sur mes jambes de mots. Tout un concert éclate dans l'organe de l’ouïe, une fanfare végétale. On aperçoit des fées dans les trous de verdure, des gnomes dans les souches, des sauterelles de lumière. Il y a beaucoup de bois mort, des éclaircies où le soleil lance ses fils de gouache lumineuse. C'est un véritable jardin pour les insectes et les bêtes rampantes. Un peuple de fourmis y creuse ses galeries. Il ne fait plus froid mais frais. Je bute sur un débris de mur, là où le sentier perd la tête. Pataugeant dans la boue, mes semelles augmentent de volume. Elles sont comme des ventouses me retenant au sol. Je ne glisse plus avec mes pas, mais j'adhère à la terre. Je dois donner de grands coups de pied pour ne pas m'enfoncer. Près du petit buton, les corneilles noircissent le silence avec leurs onomatopées criardes. Chaque corde de bois est un motel pour couleuvres. On ne peut pas soulever une bûche sans en réveiller une. Des bêtes à Bon Dieu y pleuvent depuis quelques années. Paraît qu'elles viennent d'Asie et auraient décimé nos coccinelles rouges. Elles sont plus pâles, moins rutilantes, et nous cachent la vue lorsqu'elles tapissent les fenêtres.

J'arrive près d'un torrent. Le petit pont de bois est comme une peau tendue sur un tambour. Il suffit d'un rien pour qu'elle résonne, du simple pas d'un chien ou celui d'un enfant. Sous mes souliers crottés, les sons restent plus sourds. Les fleurs sauvages font la fête. Leur tête dépasse toujours du cou comme chez les êtres humains. En forêt, il n'y a pas de vrai silence. Des oiseaux causent tout le temps. Des bêtes s'ébrouent. Des insectes stridulent. De toute façon, il n'y a pas de vrai silence. Celui des cimetières est chargé de larmes et de regrets. Un vieux chêne se tient debout comme un homme qui ne veut plus bouger. On ne sait pas ce qui le retient, l'espoir ou l'habitude. La colline plus loin est une femme de terre. Il suffit qu'il pleuve pour que ses mamelons deviennent mauvais. Des touffes d'herbe tendre lui donnent sa physionomie. Le nez est un roc. Les talles de bouleaux imitent de grands yeux. Deux sentiers creusés par les pieds s'élèvent comme des jambes. Il faut attendre à l'automne pour voir le cou. Des corbeaux d'un noir démesuré figurent des cheveux, mais s'envolent aussitôt. Il ne reste plus qu'un crâne crayeux comme le sable. Les oiseaux libres ne sont pas réduits à la mendicité comme les pigeons des villes et les mouettes de centres d'achat. Toute la forêt est un géant aux milles mains. Je m'y sens fortifié.

Les vieux troncs évidés, pourris de l'intérieur, ont dirait des pantalons sans corps. Quand le mouillé et le sec s'entremêlent par amour, ils font pétiller l'air. Aucune tuyauterie n'est plus belle qu'un ruisseau. Quelque chose craque dans l'air et pénètre le vent comme si le ciel toussait.Les mots sont la mémoire du monde. C'est en hiver que je décris le mieux l'été. Où aller? Que faire? Quand les questions affament le cerveau, il faut quêter la chair des réponses. Ce sont les impuissants qui ont tout codifié, des salles de classe aux maisons de vieux. L'horizon agrandit l'étroitesse du cœur. Tout s'écoule goulument. C'est libre et généreux. Il suffit de consentir et de s'abandonner aux gestes végétaux, à la pensée liquide, à l'imaginaire des pierres, à la physionomie des fleurs, à la prestance des arbres, à la bible de l'eau, aux cymbales des syllabes, à la fanfare élégiaque des voyelles, aux petits sphincters de vie.

Jean-Marc La Frenière

 

Publié dans Prose

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