Le nom des choses

Publié le par la freniere

Aujourd’hui, le soleil n’a plus de valeur s’il ne rapporte rien. L’homme non plus, et encore moins la neige, sauf pour les déneigeurs et les vendeurs de skis. L’amour que l’on donne n’a plus sa raison d’être. L’argent est la seule richesse. Les marchands mènent le monde. Ils vendent la peau de l’homme avant même qu’il naisse. Tout ce qui est humain doit rapporter du fric. Il n’est plus question de faire manger ni même de manger, mais d’engraisser les banques. On ne voit plus le monde mais sa représentation économique. Il est étonnant qu’on boursicote avec la faim des hommes, la soif des enfants, la tendresse des femmes. On demande même aux morts d’être payants. C’est sans honte qu’on dénature tout, du grain de blé jusqu’à la peau des vaches. Des cadavres d’enfant flottent sur le cours de la Bourse. L’argent a fait de nous des faiseurs de morts. Dès le premier café, je louvoie entre l’amertume d’être un homme et le bonheur d’être aimé. Lorsque j’étais en ville, j’étais en manque de forêt. Il m’a fallu nommer le paysage absent. On appréhende mieux le monde en le nommant. Le nom d’une chose la fait exister mieux. Le prénom d’une fleur augmente sa beauté. À l’intérieur de moi, les chevreuils gambadent. Les racines font l’arbre comme le cœur fait la vie. Si le corps est la charpente, la langue en est la finition. Mâchouillant ma naissance, je tourne autour du sens. Tout ce qu’on écrit commente le futur, même les plus vieux souvenirs.

        

Je ne vis pas à l’extérieur de l’homme. J’habite dans la maison des gestes, parmi ses meubles usés, ses armoires caressées par la main, ses mots en vieilles planches, ses vitres pleines de métaphores, ses ombres entourées de clarté. Les pensées bougent dans ma tête comme des feuilles au vent. Des écureuils courent sur le front des arbres, l’immense front des arbres en marche vers la vie. Le vent transporte du pollen jusqu’au cœur des usines en espérant qu’une petite graine enraye les engrenages. La ville a beau broder des dentelles de verre sur ses habits de ciment, elle épouvante les anges et les oiseaux de bois. À la sortie des bars, des écoles, des bureaux, des usines, les prisonniers s’évadent vers une autre prison au plasma aliénant, gluant, amortissant la vie. Ce qui sort d’une ligne de montage n’aura jamais l’intelligence de l’eau, l’importance de l’air, l’énergie du soleil. Pour la racine, il n’est pas nécessaire d’être un nuage. Pour continuer d’aimer, il faut désirer ce qu’on est. Il faut partir de rien pour inventer le monde. Vivre n’exige pas la possession des choses, mais la richesse du cœur. La volonté du monde tend les muscles des hommes, bouge les doigts de l’herbe. Elle frisonne sous l’écorce et la peau, dressant le poil des orties. L’homme le plus riche n’est pas enrichi tant qu’il accumule du papier. Il faut avoir la faim pour apprécier le pain. Il faut avoir la haine devant toutes les guerres. Il faut avoir l’amour et devenir ce que l’on est, non un rouage économique, mais la semence du bonheur.

        

On est rarement jeune avant cinquante ou soixante ans. On se pose en adultes, ergoteurs égrotants. On tire sur les fleurs pour qu’elles poussent plus vite. La jeunesse n’habite pas un corps, elle habite son âme, de plain-pied avec la vie. Reste-t-il quelques hommes parmi ceux qui s’emboîtent dans les automobiles, ces cercueils roulants ? Reste-t-il quelques femmes parmi celles qui se moulent dans des robes en pétrole ? Reste-t-il une âme dans les jouets de plastique ? Où sont passés le petit blé qui rit, la petite bouche des ruisseaux, la volupté du vent ? Le vrai théâtre du monde n’a pas d’arrière-scène. Il se joue dans la rue. On voit la tête des catastrophes dépasser l’horizon, un champignon nucléaire remplacer l’arc-en-ciel, une vapeur chimique décimer les abeilles. Il ne faut pas aller où mène ce qu’on appelle le «progrès». La ligne droite n’est qu’une portion de courbe. Les cervelles séparées de l’univers ne lisent que des chiffres. Elles emprisonnent les saisons dans un horaire de comptable. Qu’on modernise la misère ne la rend pas plus juste. La condition du monde devrait dépendre beaucoup plus des conditions atmosphériques que du conditionnement des foules. Les plus grands édifices ne tiennent pas le coup devant un tsunami. Toutes les merveilles de la science paraissent ridicules. La bête  avance où les autos s’enlisent. Les grandes tours à bureaux s’écroulent pour de bon. Au même instant, des milliers d’enfants naissent dans le monde, les villes, les villages, les huttes, les décombres et même sous les bombes. La vie ne cesse pas de battre. S’il reste quelque part une caverne ouverte, l’homme y fera du feu. Des coeurs se gonflent de tendresse. Tout à côté, une petite fleur reprend sa place. Les herbes se redressent sous les pas du géant. L’air continue à vivre entre les bras des ferrailles inutiles. Les semences éclatent dans le furieux de la terre. Un arbre mort sert d’hôtel aux insectes.

Publié dans Prose

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