Le placenta des mots

Publié le par la freniere

Tout un peuple de gouttes déserte les nuages. La neige fond silencieusement et donne à la terre son visage mouillé. Le ciel se mire dans l’eau du lac. Dans chaque mot, un livre prend naissance, dans chaque détail du paysage, un autre paysage, dans ma besace de papier, le placenta des mots. Il y a des thèmes qui reviennent sans arrêt, des arrêts sur image, des phrases en travelling, des images cachées, des accidents verbaux, des mots trop sûrs d’eux-mêmes, des pages aléatoires. Bien que je fasse partie des exclus sociaux, c’est dans les lieux communs que je puise mes phrases. La poésie fut la mauvaise fée penchée sur mon berceau. On ne guérit jamais de l’alphabet. Je me méfie des portes qui ont besoin de clef, des vendeurs d’assurance, des gurus de service. La carte d’identité a raison du visage, le costume du corps. La file d’attente a remplacé le pas, le temps procédurier la joie des farandoles. Mes poils se hérissent de chagrins en chats gris, de la chair de poule à la peau d’homme. La vie paraphe sans les lire toutes les pages à venir. Je me perds dans la contemplation du vent. Je me retrouve dans son souffle. Un seul mot se déplace dans mille directions. Je vais de l’une à l’autre sans savoir où je vais. Quand les mots croisent le fer, la bouche garde un goût de métal. Le paysage s’humanise sous la caresse de l’œil. Je compte comme l’eau, du nuage à la pluie, de la source à la mer. J’écris comme la sève, des racines au fruit, de la terre à la cime. Je gratte l’or des jours sous les ratures du temps. Je raye d’un coup de canif le mobilier mental. Je passe en contrebande au bureau de la pensée avec une brouette aux manchons étriqués, à la roue brinquebalante, une brouette pleine de mots, des mots d’épices et de rêveur.

         

Je n’ai pas de problèmes avec Dieu mais ses thuriféraires. À les écouter prêcher, Dieu ne se plait qu’avec les imbéciles. Il y a longtemps que les nouvelles sont mauvaises. Depuis toujours, peut-être. Le songe n’a pas de murs ni de propriétaire. L’argent a dévié la trajectoire du rêve et l’âme s’est dissoute dans la petite monnaie. Devant un tel dévoiement des valeurs, il n’est pas surprenant que la couleur des autos, la force des moteurs, la coupe des cheveux aient plus d’importance que les pleurs, les sourires, les quintes de toux. Les hommes misent les uns contre les autres. Pour ne pas sombrer dans la folie, j’ai choisi les mots. J’écris pour durer, pour ne pas m’aplatir, pour rester debout dans l’axe du vivant. Je cherche avec les mots la part inachevée de l’homme. Je me demande qui je suis. Le vent s’emplit les poches de poussière et la répand partout. J’ai retrouvé mes pas où je ne vais jamais. Je rattrape d’un bras un geste qui s’enfuit, un peu de vie qui se détache de l’homme comme la chair autour de l’os. Il suffit de si peu pour constituer un homme, un poème, un tableau, mais ce peu s’ouvre sur le tout. Comme la vie donnant sa forme au corps, les mots donnent sa forme à l’invisible, au rêve, à l’espoir.

 

Quand une clef tourne seule à l’intérieur de soi, on hésite à entrer. À s’approcher trop près, on risque de tomber. Ce n’est jamais fini la poésie. On trouve toujours autre chose en relisant les mots. Je parle aux pierres, aux cicatrices de la terre, aux hommes qu’on fait taire, aux oranges amères, aux mères abandonnées, aux nids d’oiseaux perdant leurs plumes, aux pattes de loups qui saignent, aux branches qu’on mutile, au rictus impalpable sous l’écorce des arbres, au filet d’eau dans les gouttières, à l’écureuil dans son gîte, aux amoureux sur un banc de parc. Même les efforts futiles du vent, la course des fourmis, les inventions de l’homme sont une quête d’éternité. La route conduit toujours aux routes qu’on ne prend pas. J’ai fait de mon travail une longue pause-café. J’en profite pour écrire du matin jusqu’au soir. Je me paie de mots à défaut d’autre chose. Comme la fleur ouvre à l’abeille sa prison de miel, les ailes des oiseaux forcent les serrures de l’air.

 

Sur l’ardoise magique, le passé transparait sous le nouveau dessin. Le même idée rapproche ou désunit selon qu’on parte ou qu’on reste. Mon adresse est nulle part. Dans le silence des oiseaux, je fais de la musique avec les mots. Je nomme une à une les pierres laissées seules sur la route. J’avance dans le brouillard comme des pas sur un brouillon, des ratures sur la neige. Les virgules servent d’essuie-glace sur le pare-brise sonore. Il y a toujours un décalage entre les mots qu’on dit et ceux que l’on entend. Je cherche une porte ouverte dans le mur des autres, un chemin de lumière. Le lac reste gelé. J’ai hâte que les érables coulent, que la pluie mange la vieille neige, qu’on avance les aiguilles d’une heure, qu’un merle tire un ver dans un grand panier d’herbes, que les plantes nous offrent leur bonté, qu’on voyage à grande eau d’une rive à l’autre. La pluie laisse traîner ses grands pieds sur le sol. Il n’y a rien qui ne soit rien. Ce qu’on possède en trop appauvrit ce qui est. Si peu de temps échappe au temps, il faut en profiter. Je glisse dans ma poche le bonheur d’être là de peur qu’on ne le vole.

Publié dans Prose

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