Le ridicule ne tue pas

Publié le par la freniere

Le ridicule ne tue pas. Il fait les lois qui permettent le meurtre, l’injustice, les rapines. Les pas qu’on ne fait pas finissent par obstruer la route. Les gestes qu’on oublie, on les refait sans cesse. Les caresses qu’on refuse nous attachent les mains. Les mots qu’on n’a pas dits bâillonnent ceux qu’on dit. Il faut mettre l’amour là où règne l’argent, remplacer le crédit par le partage, le commerce de la charité par la révolte, la soumission par le courage. Il faut répondre à pic à l’obsession des murs, faire des trous dans le silence  pour répondre à la terre. Mises en planches, mises en boites, mises en bières, les forêts se sont tues. Nous sommes tous coupables du meurtre des baleines, des trous dans l’atmosphère, du temps qu’on a perdu à le remettre à l’heure. Il n’y a pas de liberté dans le suicide car c’est la société qui en tresse la corde. Depuis que j’ai connu la fidélité du loup, je cherche la clarté humaine dans un échange de ferveurs, la constance en amour, l’appétit des mésanges au milieu de l’hiver. Je signe sur la neige les premiers pas de l’aube. Les feux abitibiens n’ont laissé que des cadavres d’arbres dressés comme des stèles. Un peintre boréal y découpe des ombres entre les éclaircies. Le vent sape à l’oreille les sons caillés du nord. Le froid met son verrou sur toutes les rivières. Sur les rangs abandonnés, les croix de chemin signalent les décombres du rêve. Le paysage parle dans la langue des yeux, les caresses dans la langue du corps, les baisers dans le phrasé des lèvres. La vie est faite de sens entremêlés. Même dans le vide, il se passe quelque chose. Le néant s’habille de la pointure de l’être. Ses souliers sont des verbes. Sa chemise est faite de mots. La syntaxe vêt le reste. L’étincelle du sacré peut venir d’une poussière, la lumière d’un tesson de bouteille, même d’une âme en peine, d’un vieux mot racorni dans l’ombre d’une phrase.

        

Voici le goût, le sang, le bruit. Voici les mots qui les désignent. Voici le vent, le temps, l’espace. Voici les phrases qu’elles déplacent. Tout se tient dans la vie, l’étoile avec la mer, le toit avec la cave, le vin avec la vigne, le pain avec le blé, la mort et la naissance, la chaleur et le froid. Voici la table où je dessine, la maison où je vis, le pays que j’invente. Voici qui est trop tôt. Voici qui est trop tard. Voici que je l’écris sans connaître la date, l’âge de l’avenir ni celui des souvenirs. Voici la mort des grands arbres, le plomb fondu des mots disparaissant des livres. Voici deux oiseaux morts dans une gouttière d’usine, une hulotte pressée de recoudre le ciel. Voici le feu qui meurt, la flamme qui s’éteint, le battement qui manque dans les battements du cœur. Voici que meurt le passé sans que le temps s’efface.

 

Je veux que l’on m’enterre dans le cœur de mes petits-enfants à côté de mon loup. Ma main ne dort que d’un doigt. Mes yeux ne ferment qu’à demi. Je ne dors pas, je veille. Je vis à côté de mon corps. Je ne rêve pas, j’écris. Je tiens debout par la force des mots. Mon vieux cahier de cuir, j’y recueille ma vie, poème par poème. Je caresse du doigt la chair des idées. J’entends tomber les arbres qu’on abat, les oiseaux qui se noient dans le cambouis de l’air, les carpes qui surnagent à l’envers avec la bouche ouverte, le bruit des balles qui pénètrent la peau, le sifflement des drones qui traversent la mer et font sauter l’école, les couteaux qui dépècent les muscles d’un chevreuil, les algues bleues dans l’eau qui rongent la rivière, le toussotement des vieux dans le smog des villes. Sentirons-nous longtemps l’odeur de la pluie dans un regard de fille, l’encaustique du temps, l’odeur du crottin, la paille dans l’étable, l’odeur du pain frais et du fromage qui pue, l’odeur de l’encre et de la craie, celle des mots sur du papier, l’odeur du printemps sur les pommiers bourrus, celle des fleurs qui s’ouvrent comme une main d’odeurs. L’enfant qui rêve pour plus tard se réveillera sans vie dans un monde virtuel.

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article