Mon coeur est un colosse

Publié le par la freniere

Mon cœur est un colosse soulevant l’espérance. Avec mes mots comme des têtes d’épingle, les guenilles d’un gueux sont les habits d’un prince. Le vent avec ses doigts tronqués dépeigne les bosquets. Je dépose mes mots sur la douleur industrielle. Je suis une vieille femme fragile comme une plante, un enfant mis au coin coiffé d’un bonnet d’âne, une bête qu’on mène à l’abattoir, un monsieur sur un banc qui parle aux pigeons, un survivant de la guerre, un marginal solidaire, un pluvier remuant la lessive du lac, un quidam qui pisse sur le mur des routines, un pendu portant lui-même son gibet, un homme en bleu de travail peinturant l’horizon, un carreau de fenêtre où cognent des oiseaux, une eau qui coule la bouche ouverte, un petit papier plein de vertige, de rêve, de syllabes, une lettre ouverte à tous les enfermés, un membre limogé d’un club de fatigue, une vieille dame indigne refaisant son chignon, la neige aux petits yeux brillants, l’adolescent dopé, l’amérindien floué, le peuple qu’on escroque, la salle des pas perdus, la femme désirée. J’ai les yeux ronds des enfants affamés, les coudes usés des travailleurs, les genoux râpeux des pénitents, le cœur déchiré, le rire amer, le rictus d’un clown qui rate son suicide. Sans jamais sans toujours, sans pour qui sans pourquoi, j’entasse autant de riens que nous laisse le plein. L’écriture se tient droite sur ma corde vocale. Je dors allongé sur les phrases. Je me réveille dans la marge avec des mots en moins.

        

Comment les oiseaux peuvent-ils se comprendre entre le bruit des sirènes et celui des klaxons ? Nos sens s’atrophient dans nos carlingues de ciné, nos playgrounds électroniques, nos forêts de verre et de béton. On se sent souris sous les poutrelles géantes. Dans ce monde artificiel, la pensée n’est plus qu’un prêt-à-porter. Il faut troquer ses mots pour du sel et du pain noir. Là où la route s’élargit, le bitume a remplacé la caresse de l’herbe. On a brisé le feu en mille morceaux. Chaque nuit un ange passe et me force à écrire. Est-ce le même chemin qu’on suit depuis toujours, le même temps qu’on immole ? Je cherche l’eau qui lave l’ombre. Je salue chaque fleur, chaque semence d’arbre, chaque nuage qui passe et je donne un sourire à ceux qui voient encore. J’avance, bêche à l’épaule, sur le chemin du jardinier. Je hisse la grande voile sur un radeau de papier. Les gens qui ne sont pas des gens s’inventent des médailles, dorées plutôt qu’en or. Le mot frontière, le mot drapeau sentent le cadavre. J’avance à cloche-pied dans le craquement des portes. Je sors prendre l’air. Je suis debout. Je respire. J’avance. Je me nourris du pas grand chose, une flaque d’eau, une herbe folle, la plus minime lueur, la caresse d’un loup, les fines chevilles d’un moineau. L’eau mord la main de ceux qui ont trop soif.

        

Les morts nous crient : «Je ne suis pas mort ! Je ne suis pas mort» mais personne ne les écoute. Les lendemains chantent faux pour la misère du monde. Je place des mots sur une page, le mot haut tout en bas, le mot bas tout en haut. C’est une échelle pour monter. C’est une phrase pour aimer. Je cherche des chardons dans les endroits sauvages, des plumes sur le papier, des yeux pour voir plus loin, des petites fleurs dans le gris des costumes, des muscles sous le vent. Je suis un tournesol à l’affût d’un soleil. Je dessine un cercle pour habiter la pomme, l’œuf du coucou, l’alvéole du cœur. On me reproche les pétales, les oiseaux, les mots doux, l’usure des galets. Je préfère écrire ce que j’aime à ce qui m’indiffère. Qu’est-ce que j’y puis si les grandes orgues du malheur viennent enrouer ma voix, si de grands oiseaux maigres viennent strier le ciel, si le train prend du retard à chaque nouvelle gare, si un clinquant de bazar s’agrippe à l’écriture ? La pluie tombe en désordre sous les morsures du vent. La bonne conscience n’est qu’une fleur en pot, un clou sans tête, une brûlure sans feu. Qu’on les conjugue à l’imparfait ou non, le bonheur et le malheur ne sont que métaphores. Il m’arrive de croire en Dieu quand j’écoute Coltrane ou Bob Dylan. Il m’arrive même de croire à l’homme quand je relis Miron ou De Luca. Chaque voyelle prononcée peut rouvrir une blessure.

        

L’air perdu éblouit mes poumons. J’y trouve la musique qui s’accorde à la vie. Tout un essaim de miettes se laisse butiner. Dans ce qui reste de la terre, dans ce qui reste de la tête, se mêle un peu d’amour. Tout semble ridicule quand le malheur est vrai. La tragédie se casse la gueule au trébuchet des heures. Les morts ont beau crier, trop occupés à refarder leur masques, les hommes restent sourds à leur propre squelette. La main des choses les empoigne à la gorge. J’écris où ça fait mal, là où l’épouvantail des mots laisse place à la chair, là même où l’âme rejoint le corps. Je ne chante plus la messe, mais la romance du romarin et la musique du muguet. Je m’installe dans le ventre d’un fruit pour peindre les fontaines, dans les bras d’un pommier pour imiter la neige, dans les branches d’un arbre pour connaître la sève. Le vol d’un oiseau est comme une veine qui bat dans l’air au rythme des courants. Que voulez-vous que je fasse d’une langue en robe d’organdi ? La poésie est une gamine. Un ourson lui suffit quand elle a peur du noir. Devant les verres vides, son regard est pareil à ce lait qui déborde. Entre les buts, les rebuts et les déchets de la souffrance, le désordre sur une table de travail est déjà un peu le cimetière de soi-même. Ce qu’on cherche recule à chaque fois qu’on s’approche. J’ai à peine le temps de trouver les bons mots dans une forêt de stylos secs et de crayons cassés que la phrase est partie. On ne peut pas tout mettre dans un mot. Un jour ou l’autre, il faudra bien payer tout le crédit du rêve. Deux ou trois pattes de mouche ne font pas un poème. Qu’on parle toutes les langues à la fois, le prurit du bas-ventre ou le patois des choses, on n’a pas trouvé mieux que les gestes pour rapprocher les hommes.

Publié dans Prose

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