Par ignorance

Publié le par la freniere

O

n existe par le manque comme on apprend par ignorance. Les mots nous portent bien plus loin que les pas. Il n’y a pas que l’homme dans l’homme, il y a ce qu’il peut être. L’âme n’est pas une abstraction. Elle tient l’homme debout. Tapi au fond de moi, j’en sors par les mots. C’est l’invisible qui guide le regard. Le peintre ne voit pas, il peint. Le poète ne lit pas, il écrit. L’enfant ne sait pas, il joue. Il touche ce qu’il ne comprend pas. Il invente ce que l’adulte cherche encore. Le monde est fait de vide que l’on cherche à combler. On ne verra jamais un animal chercher où il n’y a rien. Par contre, l’homme le fait. Prendre une femme dans ses bras, c’est beaucoup plus qu’un geste. Dire ce qu’on ne sait pas dire, c’est apprendre à parler.

         Celui qui cherche à se faire voir doit sans cesse reculer. Il finit par se perdre dans la futilité. Dans le moment présent, on ne sait pas vraiment ce que l’on fait. Le résultat nous l’apprendra plus tard. La pluie ne s’arrête jamais. Quand elle ne tombe pas, elle est en suspension dans l’éponge de l’air. Le dos ne voit pas le passé mais il empêche de voir le futur. Dès que la parole se négocie, elle se dégrade. Nous vivons dorénavant dans une image. Les évènements ne sont plus que des idées reçues. Un rapport de commerce a remplacé l’intimité. Nous sommes au milieu du temps, là où le passé se perd dans le futur. À chaque jour, des marchands choisissent pour nous l’habit qui nous conjugue. En ligne au guichet de loterie, nous attendons la fortune en oubliant de vivre. La parole s’évapore dans le flux des réclames. L’argent ne va qu’à l’argent. La manipulation de la pensée ouvre la porte aux manipulations génétiques. Déjà baudruches, nous devenons des poupées gonflables.

         Le monde n’a plus de sens. Des voix d’enfant chuchotent sous le fracas des bombes. Une vieille s’arrache un sein pour nourrir ses chats. Le tonnerre gronde. On n’entend plus pousser l’herbe mais tousser les machines. J’ai fermé la télé. Trop de gens entraient chez moi par le petit écran. La bouche qui saisit, qui mord, qui mastique, est-ce la bouche qui parle ? La main qui frappe, qui étrangle, qui tue, est-ce la main qui berce ? L’homme qui marchande, qui vend, qui achète, est-ce l’homme qui chante ? Sans son âme, un homme ne pèse pas lourd, le poids de son salaire ou de ses dividendes, le poids d’un pas ou bien d’un mot. J’avance en zigzag sur la page. Me reste de la nuit les cheveux blancs des mots. Je les jette au hasard dans les brins d’herbe des virgules, une goutte d’eau sur une pivoine, un grain de ciel sur le pain, un grain de sel dans la marge.

Publié dans Prose

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