Perdu dans les chiffres

Publié le par la freniere

La société est de plus en infirme au niveau de l’éthique. Si l’on cessait de développer l’économie, on serait rendu plus loin dans notre évolution. Il n’est pas normal qu’on privilégie la pollution au détriment des énergies douces, que l’industrie du pétrole contrôle encore le monde, que la culture du plus grand nombre soit de plus en plus vide de sens, que des millions de personnes préfèrent Occupation Double à la lecture d’un poète, qu’on respecte un banquier, un homme d’affaire, un marchand plus qu’un faiseur de beau, un respecteur de bonté, un philosophe, un sage, qu’on subventionne les vendeurs de pilules au lieu des vrais shamans, qu’on glorifie le chalutier géant au lieu du pêcheur à la ligne. Seuls les riches peuvent jouir de la démocratie. La chair des enfants laisse des trous dans les champs de mines. Le monde entier se résume à des puces. Du végétal au numérique, l’homme s’est perdu dans les chiffres sans même trouver son âme. Je compte sur mes doigts pour ne pas perdre pied. Les arbres ne sont pas des objets mais des sujets. Il n’y a pas de hiérarchie chez les fleurs. Les plantes ne trahissent pas leur sève. Seuls, les hommes sont infidèles à leurs rêves.

        

L’économie a séparé quelque chose de nous. On se regarde avec des masques virtuels. On ne se parle plus, on tchate. Quelque chose nous fait mal partout, des piqures d’insectes sur la peau du cœur, des éclats de métal dans les yeux, des acouphènes dans l’ossature sonore, un parfum de charogne dans les embruns du vent, du bois d’épave dans l’écume des mots. L’accumulation des choses inutiles n’est que la porte étroite du manque. L’essor des objets se fait au détriment du cœur. Je porte sur le dos des paroles en chemise, un brin de courage au fond des poches. Je cherche des pieds nus n’écrasant pas la terre, des lèvres n’ayant pas peur des mots, des couleurs enchâssées dans le gris, des claviers transcrivant les mouvements de l’âme, des plumes sergent major respectant les cailloux, des bras ouverts en guise de présages. Je veux parler du monde dans la langue de ronces ou la parole des orties. Un jour, on ouvrira mon cœur. On trouvera des mots, des fleurs, des larmes, des cailloux, un écureuil caché dans une aorte, l’oreille de Van Gogh, l’été monté en graines, un bout d’aile d’oiseau, des mûres sauvageonnes se mêlant à la neige, la pensée des fougères sous la caresse de l’aube, une flamme qui se cherche au milieu de la pierre, les os des disparus transformés en lumière, l’errance, la mort, la mer, tout un sac d’émotions prêtes à prendre le large. On ne met pas en laisse la bête usée des jours. Plutôt crevé debout que de vivre à genoux. Je vis à fleur de tripes, d’harmonica, de blues.

        

Dans le jardin des jours, la fragilité des fleurs remet l’homme debout. Le froid, le chaud, le vent voyagent côte à côte. Je rame avec eux sur le ruisseau des routes. J’avance à hauteur des syllabes. Nos yeux ne savent pas encore ce qu’éprouve un paysage. Force est d’imaginer les émois de la pierre sous l’étreinte du gel, l’espoir des semences sous le poids de la neige, l’entêtement des racines, le désespoir des fruits au bout des branches mortes, le sentiment des routes sous la ruée des roues.  La défaite ou la victoire importe peu. Ce sont les actes qui font la vie. Les résultats ne sont qu’une petite partie d’un tout. Il y a entre les mots des étincelles de silence, des chemins de partage, des gares en partance. Quand j’écris confiture, je veux qu’on puisse la goûter, qu’on se pique au mot ronce, qu’on boive pour de vrai dans le verre de l’instant. Engoncés dans leurs muscles, les arbres font du sport avec le vent du nord. Je viens des pierres, de la mémoire des racines, des nuits déchirées d’éclairs. J’avance jusqu’où les routes deviennent de l’air et les yeux sans mémoire.

Publié dans Prose

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