Tête en bas

Publié le par la freniere

Du haut de ma cage thoracique, la parole s’élance. Une phrase, tête en bas, s’affale sur la page. Les mots se cognent entre eux, laissant des ecchymoses sur le grain du papier. Mes feuillets sur la table sont comme l’eau sur terre, l’azur dans le ciel. Cette eau sonore laisse une écume sur la page. J’avance à petits pas sans briser la lumière. Sa peau est si fragile, ses membres si petits. Même un cheveu peut la blesser. La mer s’écrit avec des mots au goût de sel, la mère avec son propre lait. Mes carnets sont trop petits pour la grandeur du monde. Ce matin, je suis passé directement de la page au sous-bois. J’ai croisé en chemin la boite à malle rouillée. Elle n’a pas dit un mot, pas une seule lettre pour me tirer la langue mais le murmure marchand qu’on s’acharne à livrer. Je m’attarde au bord d’un ruisseau, égratignant mes pas sur les cailloux pointus. Dans les entrailles de l’eau, les truites bandent les muscles du courant. Les fleurs sourient déjà dans les bras des pommiers.

        

J’ai dormi trop longtemps empesé comme un drap dans un dortoir de collège, embaumé déjà avant même de vivre, les mots dénaturés par le poids des missels. Je reviens à la pomme, à l’épaule, à la voix. Les deux pieds dans la boue, je fleuris de nouveau. Les mésanges me sifflent, m’appellent par mon nom et m’invitent à les suivre. Un colibri s’est fait une balancine avec un noisetier à peine pré-pubère. Je me prolonge dans les arbres. Une longue phrase me suit de la page au ruisseau, avec ses métaphores à peine boutonnées, sa chemise à l’envers, ses contre-sens mal peignés. Elle échappe ses virgules au moindre coup de vent et s’accroche aux orties. Le ciel déboule des collines et se ramasse en tas dans le bleu des lavandes. Le paysage, tout comme un livre, ça vous prend dans ses bras. Ça ouvre les pensées comme des fenêtres avides. Je cherche dans les livres ce que l’on ne dit pas et dans le paysage ce que l’on ne voit pas.

        

J’ai un malaise en grimpant la colline, ses escaliers de pierres moussues. Il m’arrive d’avoir des coups de chaleur. Est-ce le soleil ou le passage des années ? Je pense de plus en plus à la mort, la mienne et celle de la terre. La mienne n’est qu’un passage, l’autre est un meurtre économique. On détruit tout au nom de la sainte finance. J’oublie des choses un peu partout, des lettres dans un mot, mes lunettes dans le frigidaire, un café sur le rond, un livre sur un banc, ma tête entre les mains. Je me perds tout entier dans le flot des images. J’oublie la phrase au pied d’un arbre. Un chien frétille en lui mordant la queue. Il en recrache l’alphabet, un o, un s, un vieux bout d’os, un mot baveux et mal léché. Puisque l’on passe sans s’arrêter, qu’on ne sait pas voir, qu’on ne sait plus dire, il y a longtemps que j’ai sauté du train en marche et vis comme un hobo. J’ai oublié mon numéro, mon rasoir, mon réveil. Je quémande l’azur de page en page, de fleur en fleur. J’oublie ma vie sur un banc de parc mais dans mon cœur plié en quatre brille encore l’amour.

        

Je vis au bord d’un livre, sous la tente des mots. Je vis en rond comme un Cheyenne sur la terre qu’on nous prête. J’avance mené par quelque chose que je ne cherche plus. L’écriture me porte avec ses bras trop courts pour décrocher la lune. Les mots s’emmêlent quelque fois. Quand j’appelle au secours, on ne voit qu’un sourire. Quand je parle aux oiseaux, on me prend pour un fou. L’homme devant les mots est un mauvais maçon. Il parle de guingois et laisse des saletés. Les mots se débrouillent comme ils peuvent. Lorsque «je t’aime» trouve un sujet, tout se conjugue au bonheur. Dans le corps d’un jardin, je vois d’abord le cœur, l’exubérance des fleurs au milieu des légumes. J’oublie les chiffres sur le calendrier, les dates, les rendez-vous. Une poignée d’heures me suffit pour faire une semaine, une poignée de mots sur la main d’un cahier. Quand je m’absente, je reste tout entier dans mes yeux. J’entretiens le paysage. Je peigne les montagnes. J’essore l’eau de pluie. Je lave les feuillages. J’écris partout le mot bonté, en colibri, en braille, en wolof, en wallon. J’apprends l’espéranto l’oreille collée au sol.

        

On a tous au fond du cœur une belle au bois dormant, un ange, une princesse, un ours mal léché, un oiseau de passage. On perd tous quelque chose. On oublie qui l’on est. C’est cette chose que j’écris, que je m’acharne à dire. Je voudrais voir devant ce que l’on voit de dos. L’amour commence au bas du ventre pour se loger dans le cœur. On ne s’habitue pas à l’amour. Il prend toute la place. Il était déjà là. Il attendait, dans les habits du temps, sous la capine de l’espace, du big-bang au baiser. Il faut d’abord se perdre pour mieux se retrouver. Un petit vent loquace me souffle des syllabes, une phrase qui n’aurait pas grandie, une mémé au sourire d’enfant, un vieux visage de philosophe, un Bachelard sans autre éditeur que sa propre sagesse. Je ne sais pas d’où viennent les voyelles. On ne sait jamais d’avance ce que l’on écrira, d’où vient ce qu’on écrit, de la lumière de Bach ou de l’ombre d’Artaud.

 

Derrière mon crayon, je deviens invisible. Je nourris les âmes sans qu’elles s’en aperçoivent. On est toujours entre deux rives comme les eaux du fleuve, entre deux vies, entre deux morts. J’écris sans oui ni non comme la neige qui n’a pas de contraire, l’incertitude qui n’a pas de plancher. Les yeux tournés vers l’enfance, je regarde bien plus loin qu’on ne voit. J’habite le regard du monde, celui des arbres et des oiseaux, la bouche des volcans. Je soulève d’un mot les avant-bras du cœur. Je ne vis plus derrière les murs mais au-delà de loin. On habite tous le roman d’un auteur inconnu. Le monde est grand mais ceux qui s’aiment s’y rencontrent, tôt ou tard. Toutes les routes sont faites pour aimer. Celles qui mènent à l’argent ne mènent qu’au néant. La vie commence à chaque pas.  Je me confonds avec les nuages, le mimosa, le cerf. Je me mêle aux racines, à l’encre blanche de lumière émanant du soleil. Nous sommes les atomes d’une spirale sans fin.

Publié dans Prose

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