Trente ans par jambe

Publié le par la freniere

Je ne suis qu’un plombier dans toute cette quincaillerie verbale. Les coudes sur la table, je laisse monter l’eau jusqu’aux gargouilles imaginaires.  La bouche me démange comme les gencives d’un loup. La poésie ne tient pas de discours. Elle tient la porte ouverte aux élans du cœur. Beaucoup de choses inutiles aux comptables sont essentielles aux grammairiens de l’âme. Quelque chose se brise, quelque part, à l’occasion d’une lecture. La mort et la vie se regardent face à face. L’orgueil bute sur une virgule et déboule dans la marge. Ce que l’on croit savoir finit en bas de page. Dans les mots usés jusqu’à la corde, le chanvre en est le sens. Il faut toucher du doigt la terre où il poussait. Je crois être foncièrement sauvage comme un clochard métaphysique. Dès l’école, mes meilleurs amis furent la bouteille d’encre, le porte-plume et le papier. Je n’aimais pas le transparent, ce policier de la calligraphie, cet empêcheur d’écrire à gauche. D’où viennent les images ? Où nous conduisent-elles ? Les mots sont si fragiles. Il y en a qui s’évanouissent au bord de l’encre. D’autres s’éveillent au moindre son. Un mince masque de pudeur attendrit les jurons.

 

Dans la langue française, trente et quelques phonèmes peuvent soutenir le monde. Grâce à l’écriture, on peut entendre par les yeux. L’adjectif sonore multiplie ses pétales. Même en hiver, j’écoute entre deux pages un crissement de cigales. Quand j’écris le matin, le goût du café fait partie de la phrase. J’aime que les feuilles tombent quand je mets l’automne sur la page, que les ouaouarons jouent de la basse au bout d’un paragraphe. On ne voit pas l’oiseau dans une métaphore, à peine l’entend-on voler. Je vois en Garamond. Je parcours la nuit à la recherche de syllabes, la langue offerte au moindre mot. Lorsque j’écris tout en marchant, on le remarque au déhanchement des phrases, au léger soubresaut après chaque virgule, à la claudication du souffle.

 

 

Rationaliser l’abominable, c’est déjà le permettre. La raison nous sépare. La déraison nous sauve. Je dispute les mots comme on se dispute une poignée de prunes ou un panier de pommes. Légume pour légume, je préfère les fruits. Je préfère les vieux mots au jargon numérique, le pfuitt d’un sourire au bazar des codes, les chemins perdus aux routes balisées. Il y a de l’atavisme chez les hommes. Le bûcheron tombe comme un arbre et dort comme une bûche. Le croque-mort a l’air d’un cadavre. Le poivrot a deux goulots à la place des yeux. Le poète mord son crayon. Les femmes sont la chair du monde. Le corps a beau respirer, il arrive qu’il étouffe l’âme. Nous sommes incompétents devant la vie. À chaque jour, on en laisse des preuves, des indices, des arrêts sur image. Il y a derrière chaque geste, un éventail de gestes, un catalogue de possibles, un colloque de sens. Ce que la tête oublie, le corps s’en souvient. Chaque geste est une rallonge du corps, un acte de présence. Chaque mot en est la permanence. La bouche est le chemin du souffle. Les mots commencent à vivre là où les gestes meurent. Mon crayon porte en lui les éléments qui manquent à l’ombre de la nuit, le vent qu’on voit sur la touffe des ronces, cette lézarde sur le mur où brille la poussière, l’air qui s’embue sur la vitre des yeux, l’éclaircie du soleil dans une allée du parc, une pomme en quartiers sur la table des phrases, la cour trempée d’espace en petites manches d’été, l’embellie des couleurs sur le flanc des montagnes.  J’ajoute à mon cahier le ravage des années et celui des chevreuils, l’orage de l’enfance et la rage des hommes. Quand mon centre titube, j’appuie mes lèvres sur le cœur. Je regarde plus haut que le vol des oiseaux. J’écoute fasciné la musique des sphères.

 

 

L’automne cède ses couleurs à la première neige. Le train du temps peine à monter. Les heures s’accrochent les unes aux autres. De l’aube au crépuscule, la soudure tient bon. Oubliant ses valises au milieu du décor, l’automne fait semblant d’accorder ses violons. Le concert des couleurs ne dure pas longtemps. Il y a des jours où l’on étouffe à souffler des ballons, où toutes les bulles crèvent, de celles des bd à celles du champagne. Tendu comme une flèche sur l’arc de la page, mon crayon cherche une cible. J’écris toujours arc-bouté sur un bout de chaise, le dos vouté par trop de lectures. J’ai la colonne vertébrale comme la tranche d’un livre. Il n’y manque que le titre et le nom de l’auteur. Mes pensées boudent ce matin, comme en surimpression d’un réel trop fade. Les rumeurs de la ville s’estompent sous mes yeux. Les rêves s’évaporent dans l’artifice urbain. Des signes grammaticaux remplacent les panneaux-réclames. L’histoire du monde ne concerne que l’homme. Les animaux s’en fichent. Ils n’ont rien à prouver que leur propre pitance. Je me retrouve dans les vents du désert, les marges, les non-lieux, les ruelles invisibles. Il y a sous les noms propres la saleté des ancêtres, mais aussi leur beauté. La vie n’arrête pas m’étonner. Les sizerins flamboient. Les corneilles croassent. Les étoiles vacillent. Les enfants montent en beurre le petit lait des mots. Le matin court vêtu de métaphores. Le paysage brille comme de l’encre sur du papier Rolland. Un tremble sur la rive se replace le cou et fait chanter ses bras. Je vois passer l’amour sur les épaules d’un géant. Il tient bon comme un arbre sur le chemin du vent. Il se penche parfois et donne un baiser à toutes les maisons. Elles s’allument une à une. La vie ne justifie qu’elle-même. Qu’importe les blessures, j’ai vécu d’essayer d’être libre.

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article