Une cendre sans feu

Publié le par la freniere

Une ortie bleue résume l’écriture des ronces. Un vieil arbre m’appelle qui fait de l’ombre aux jeunes pousses. Dois-je saisir ma hache ou soigner ses blessures ? La nature nous pose d’embêtantes questions. Où l’on craint le soleil, on adore la pluie. L’oiseau apprend le vol au risque de sa vie. L’enfant ne distingue pas le danger du salut. Seul le plaisir du pas illumine sa route. Je m’attache au bas côté de la vie, où il y a des fleurs, de l’herbe, des ruisseaux. Que serait la montagne sans un petit caillou ? Chaque détail éclaire le tableau. Chaque poil d’un pinceau travaille comme un muscle. Que serait l’homme sans caresse ? Une cendre sans feu, une route sans pas, un appétit sans pain. On laisse trop souvent la vraie vie sans rêve, sans nourriture, sans une seule goutte d’eau dans une soif énorme.

        

Je garde sous mon crâne une chambre d’enfant. J’entends les trains qui y passent encore, toujours à la même heure. C’est alors que j’écris. Ma page est comme une gare où s’égarent les mots. Une poignée d’herbes folles s’amuse entre les rails. Le ciel pour certains est un miroir de poche. Une goutte d’eau me suffit pour embrasser la mer. Il y a, de René-Guy Cadou à Christian Bobin, un sentier commun. L’air y est doux et parfumé. Des oiseaux vont et viennent. J’y croise, entre deux ruisseaux d’encre, des anges en sauteuse sur des vélos rouillés, des congrès de congères et des mûres en prière dans l’église des ronces. Ici, c’est le même sentier qu’emprunte Jacques Brault, avec une voix plus rude et le poids de la neige. Des épouvantails l’accompagnent, les bras chargés d’oiseaux, un sourire de paille sous leur grand chapeau noir.

        

Les gens qui s’adaptent au monde tel qu’il est présentement deviennent inexistants. Le fou de village est beaucoup plus vivant que le gérant de banque. Il y a des trous de pas dans le tissu des foules. J’y suis les traces du Petit Poucet. Elles n’indiquent pas la route mais un sentier secret où l’on croise des gnomes, des Carabosse, des lutins. Un seul mètre suffit pour traverser la mer ou rejoindre le ciel. Je préfère croire aux fées qu’à l’existence de Dieu. Leur baguette n’est jamais une matraque C’est une baguette de pain ou celle du maestro. Je n’ai jamais rien compris au langage des affaires. C’est un monde auquel je ne crois pas. J’arrive à peine à donner le change ou à jouer le jeu. Je fais semblant d’être présent. Lorsque je n’ai rien fait de la journée, je suis heureux de n’avoir rien sali. Aujourd’hui, c’est de plus en plus rare que le travail de l’homme ne détruise pas la terre. Entre l’assiette et la fosse à purin, trop de rivières se meurent. Les algues bleues des lacs étouffent l’oxygène.

        

La mémoire des os diffère de celle de la peau. L’une retient les coups et l’autre les caresses. La terre était la terre mais qu’est-elle aujourd’hui ? Les yeux demandent à voir ce qu’ils ont déjà vu. Il y a des écrans partout comme autant d’œillères, de machines à décerveler, de machines à parole qui traduisent le vide. Il faut tant de pierre, de marbre, de granit pour une simple cabane, tant de silence pour un mot, tant de philosophie pour être sûr de rien. Il me reste les mots, des ponts d’amour au-dessus du papier, une ligne de rêve, oser la main sur une hanche, une phrase sur la page, un caillou dans la mare, une simple virgule dans la grammaire du monde. Je cherche l’eau de source avec une phrase en coudrier. J’accompagne le vent au pied d’un semencier. Je guette l’araignée dans un trou de rocher, sa toile en crinoline, ses longues pattes en suspens. Je vais là où me poussent les mots. J’apprends à regarder la vie avant qu’elle disparaisse, à lire dans la pierre l’éternité du rêve. Au-delà du passé, à la rencontre du présent, j’écris à reculons sur le dos du jour. Le trou laissé par les morts me garde l’œil ouvert. C’est du plus froid qu’on écrit le plus chaud, du plus pauvre qu’on goûte mieux le pain.

        

Le temps n’efface pas les ruines. Plus j’avance dans la vie, moins je possède de choses. Je laisse toute la place à la route, à l’homme qui trébuche, à l’eau qui coule, au vol de l’oiseau. Une phrase n’est qu’un mot qu’on déplie, une virgule disparue, le pointillé d’un alphabet. Je ne sais pas quand arrivent les livres, avant, après, avec ou sans la vie. Les fruits sur une table, les épluchures, les vêtements épars, les rires des enfants, les rayons de soleil sur les roues de bicyclette, les pains sortis du four, la dépouille du bonheur, viennent remplir la page. La société nous vole le plus beau de la vie. Elle brise l’âme des enfants, éteint la braise, souille la source. Les comptables mènent le bal et inventent sans cesse de nouvelles façons de mourir. Ils inscrivent sans honte le bilan des désastres dans la colonne des profits. Avec les mains pleines, on ne caresse que son or. On ne sait plus serrer la main ou faire l’accolade. On ne sait rien du partage. Le monde manque d’amour.

        

Nous sommes toujours sur le bord de mourir. C’est très peu, la vie. Seul l’amour l’agrandit et lui donne son sens. Je ne cherche pas Dieu mais le murmure, la goutte d’eau, la miette, le mot. Ce ne sont pas les heures qui remplissent les jours, le linge qui nous habille, les idées qui importent. On ne vit plus pour l’essentiel mais le superflu. Les soldats montent la garde sans raison. La culture n’a jamais de frontières. Les géants mordent la poussière. Je me suis fait tout petit face à l’éternité. Je m’en remets à l’inconnu, à l’échine verbale, à la lumière du dedans traversant les ténèbres, à la tâche d’être là. Le peu a la rigueur du rêve. L’amour est à ce prix. Je ne possède que mes mots. J’avance à la lueur de l’encre, mêlant mes mots au poil des bêtes, au sang des hommes, au pas des vagabonds, à l’eau qui s’égare dans la pluie, à la cendre et au feu. J’écris la nuit ce que le jour éclaire. La route se dessine à mesure que j’avance.

        

On ne choisit pas sa naissance, les évènements, les jours. On ne choisit pas sa langue mais on peut choisir ses mots. C’est par choix que je reste seul en compagnie des autres. J’ai peur des idées qu’on impose, des religions, des slogans, des dogmes, des grandes théories. Dans ce monde qui oblige à tricher, je me méfie du rire des vainqueurs, du sourire des banquiers, du discours des marchands, de ces politiciens affamant les vieillards pour nourrir les canons et matraquant les étudiants qui se veulent autre chose qu’un rouage à profit. Je cherche l’eau lavant les mains de la vie, l’éternité captive sous la rouille. L’estomac d’un carnet avale mes crayons. Lorsque j’ouvre les pages, les heures deviennent des secondes, les kilomètres des sauts de puce ou des pas de géant. Les métaphores faussent les balances des marchands.

        

La solitude est pleine de vent, d’oiseaux qui chantent, d’arbres qui poussent, le silence de musique. J’échange quelques mots avec les branches d’arbres. Ils me répondent avec la voix du vent, le chant de l’air, la ritournelle de la pluie, la chanson des saisons, un peu de neige ou de soleil, de givre ou de nuage, de patois végétal. L’homme trahit l’homme trop souvent. Les bêtes qu’il brutalise lui demeurent fidèles. La terre le nourrit et l’eau le désaltère. Les bras d’une mère nous enseignent ce que sa mort nous confirme. C’est en vieillard que j’écoute ses conseils. Mine de rien, mine de plomb, je les traduis comme un enfant avec le jeu des mots. J’ai gagné plus à ne rien faire que le mensonge d’un salaire. J’ai tout appris dans le désœuvrement, la solitude, l’émerveillement. J’écris avec le manque, la douleur des plantes, le rêve des semences, la beauté des fleurs qu’on ne voit pas, les secrets de l’âme, le sommet de l’instant que l’on peine à atteindre.

        

La vie peut être cruelle comme la patte d’un chat s’amusant d’un moineau. Elle est aussi la source désaltérant la soif et le pain qu’on partage, la feuille de l’automne et le bourgeon d’avril, l’ombre des choses et la lumière des yeux. Les jours sans écrire, j’en ai les mains coupées. Bien après le carnet, je poursuis l’alphabet, les doigts sur un clavier. Ça donne parfois la vie à la mort d’un arbre, de l’encre survivant à la moelle des os, les fleurs du regret sur un tombeau de famille. Je ne dors pas la nuit. Les mots trépignent d’impatience comme un cheval sauvage désertant l’écurie. Le cœur bat n’importe où, dans la cage des os, les nuages légers, le brouillard épais, la lumière du jour, dans le chant des cigales, entre les pattes d’un renard, sous le ventre des bêtes. Je griffe l’inconnu. Je puise la lumière au fond de mes entrailles. Je lave les ténèbres avec l’eau du soleil, une poignée de mots, un murmure de vent. Le paysage étend son linge entre les pages d’un cahier. Il me rince le cœur. Il goutte sur les phrases. Les mots sont roses ou gris, de la couleur des choses ou celle des oiseaux. Mes doigts saignent sous la prière des ronces.

        

Peu importe qu’on touche l’horizon ou le bord d’un fossé, toutes les routes ne mènent qu’à soi-même. Les oiseaux volent vers un nid. Pas de quoi pavoiser ou d’en faire un tabac. Les yeux pénètrent dans le monde sans frapper à la porte, meublant chaque racoin pour l’arrivée des gestes. Le soleil se lève comme un Van Gogh incendiant ses couleurs. Les tournesols dansent. La lumière s’égoutte. Une chaise de paille soulève le pollen vers le regard des abeilles. Le vent balaie ce qui doit l’être. C’est la poussière que je mordrai plus tard. En attendant, j’héberge une musique dans le creux des oreilles, une fanfare de fleurs, un piano mécanique, une sonate en bois. La route où je perds pied me prête ses souliers.

        

Je choisis dans la bibliothèque quelques livres éreintés. Sous les pages cornées, les phrases sont restées jeunes. Ce sont de vieux sages apportant l’inconnu ou de petits enfants trébuchant sur la vie. Un subjonctif traîne sur le plancher des vaches. Un verbe se redresse dans sa déclinaison. Tant de choses disparaissent. Je ne reconnais plus l’école du village. On a refait la gare à neuf. Un ravin se creuse derrière moi. On écrit toujours avec ce qui nous manque et nous ouvre la porte. Il me suffit d’un rien pour écrire. J’ai des images dans le sang. Un grand rêve brûle encore dans les cendres de l’être. Le vent des mots tisonne l’absolu. Le chemin sous les phrases illumine les pas. Bousculé par le temps, je cherche l’inaccessible. Je m’invente à écrire. Je me refais à neuf dans la folie d’aimer.

Publié dans Prose

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