Le passé parle encore

Publié le par la freniere

Il est à craindre que l'avenir dépasse le présent de par sa cruauté. On ne chante pas la mort ni ses engins de guerre. Les drones s'attaquent aux enfants tout autant qu'aux stratèges. Le monde se mesure à la grandeur des routes. Le bout de pain sur la langue, les miettes de mots, il suffit de presque rien pour que le temps les mange, un coup de poing, un coup de gueule. Il suffit d'un coup de griffe pour que le monde s'effondre, que l'âme s'effiloche. Chacun préfère son Dieu à la bonté commune, son drapeau à la peau, son bout de fleuve à la mer. J'ai troqué l'étroitesse d'esprit pour l'indécence, la cymbale de symboles pour la magie des plantes. Tournant la tête comme un vieux chien, on oublie ce qui se passe devant pour regarder derrière. En se cognant les yeux sur un mur invisible, on oublie d'aimer. Des papiers traînent sur la table. La poésie est venue et repartie tout aussitôt, laissant traîner un atlas d'enfance, quelques photographies, un frottis de joubarbe dans le jaune des colzas, un peu de vert dans le remblai des routes, le souvenir d'un ami, un bout de sein, le poil d'un vieux loup. C'est en quittant ma job pour pêcher des écrevisses que j'ai trouvé ma voie. Je pousse encore du pied la conserve des mots. On a beau dire. On a beau faire. Le temps ne revient pas tout à fait sur ses pas. Il repasse en boitant et en clignant de l'oeil.

 

Le passé parle encore. Il n'a pas dit son dernier mot. Il n'a pas fait son dernier couac. On ne sait rien sur l'amour. On ne sait pas. On ne sait plus. Même à jeûn, une chanson d'ivrogne me cogne sur le cœur. La quête de l'origine donne un sens à la vie. J'écris avec des bouts, des bouts de vie, des bouts de phrases, des bribes d'hommes, des bras, des mains, des reins, des éclats de cervelle, une colonne verbale. Il y a sûrement un paysage au bout de chaque route. Il y a toujours une distance entre deux corps, une distance phénoménale, même au cœur de l'étreinte. C'est là, dans ce contact possible, que l'amour se réfugie. Il manque des mailles entre les gens pour qu'on en fasse un fil intelligent. Chacun traîne son boulet sans demander de l'aide. Les mots s'inventent un sens comme les mains s'allongent en caresses. Les mots sont à chacun, mais ceux qui vont trop vite oublient le mot lenteur, et ceux qui parlent trop ignorent le silence. Le haut n'est pas plus loin que le bas. Ils sont à égale distance dans la mort. L'écriture est comme un corps qu'on façonne.

 

Les cris d'oiseaux déchirent la chemise du vent. Les oies blanches remplissent tout l'espace sonore. Je les suis dans ma tête vers des pays lointains, mais je me perds en chemin. Mes rêves s'échappent par la manche et s'accrochent aux objets. Ils portent des souliers pour aller dans les mots. Face à la mort certaine, quand la vie tient son bout, la pensée joue son rôle. Quand les pas quittent mes pieds et les gestes mes mains, il me reste les mots. On s'accroche toujours au bord de quelque chose, un bout de table, une chaise, aux mots qui les désignent. On ne tombe pas toujours à l'endroit où l'on veut, le centre ou la circonférence, mais on peut toujours changer de phrase, de paragraphe, de texte. Ce que nous ignorons se cache dans un mot. La phrase que j'écris se tient debout derrière la page. Elle ressemble à un homme. Devant le paysage, les yeux s'attardent là où le dehors exprime le dedans, là où la lumière des mots unit le corps et l'âme. Chaque geste n'est qu'un brouillon cherchant ce qui l'épure. Chaque être vivant se touche sans s'en rendre compte. Que reste-t-il quand tout se tait? Que restera-t-il du fil de la parole, l'aiguille ou le nœud, une maille ou le tricot? Une autre chose apparaît dans l'absence. Le monde se conjugue à l'imparfait des hommes.

 

Les formes naissent dans la main. Les mots commencent on ne sait où. Il y a toujours dans la vie quelque chose en trop ou quelque chose en moins qu'on découvre en mourant. Les chemins que l'on fait croisent les routes qu'on oublie. Chaque pas s'avère une lumière sur les ténèbres de la route. Chaque geste enrichit le prochain. Je ne serai jamais cet homme assis sur la banquise, contemplant l'océan. Tous les icebergs fondent sans qu'on trouve le fond. Je scrute l'horizon où commence le ciel. Le cœur est une louche dans la soupe aux émotions. On lape. On jappe. On sape. Les yeux louchent et les regards sont louches. Les pas des éboueurs font fuir les matous. Le bruit des sentiments se voudrait chant, aubade ou sonate. La lampe qui s'allume est celle qui s'éteint. Seules les étoiles brillent au-delà de la mort. Certains y voient des âmes et d'autres des reflets. Il faudrait voir le visible avec les yeux de l'invisible, mais dire l'indicible avec des mots réels. Quand tombent les objets, l'enfant s'amuse avec le vide. Il n'a besoin que de sa vie. Il ne voit pas encore un arbre dans un fruit, une larme dans un mot, un fleuve dans un œil, le négatif de rien dans la forme qui naît. Les mots enveloppent les choses. Il suffit d'un stylo pour ouvrir le paquet. Il en sort des sons, des images, des phrases. C'est comme une langue retrouvant la saveur, une main découvrant la caresse, une peau recherchant la chaleur.

 

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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