Au bout du compte

Publié le par la freniere

Au bout du compte, toute charogne se fait cendre et le charbon devient un diamant. La peau des pieds s'use vite quand on marche pieds nus. Elle se fendille sur la chaleur des roches. Une semelle de corne finit par endurcir les pas. Le verbe être supporte tant de choses. Il se bataille avec l'avoir. Avec l'âge, le temps se fait plus petit. Les journées raccourcissent d'heure en heure. Le vent s'agite comme un chiot remue sa queue. Il en tombe des larmes. Elles ne coulent pas par paire comme elles le font sur la joue des fillettes. Elles dégorgent un paquet d'étoiles miniatures, des étincelles de mémoire. Les sons éclatent en bulles. On doit les accorder avec le bruit du cœur. Le monde est une cantate immense. Le cœur couvert de rustines, je ne marche presque plus. Je m'ennuie de ce temps où ma plante des pieds était une machine à écrire. Le cœur ouvert à tous les courants d'air, je m'enrhume d'angoisse. Les idées sont trop petites pour la grandeur du rêve. Je m'émerveille d'un caillou, d'un brin d'herbe, d'un ruisseau. C'est dans la vie qu'il faut puiser des leçons de vie, non dans les religions, chez les petits moinillons à quoi ressemblent les mésanges, le calice ouvert des tulipes, le sexe coloré des fleurs où rôdent les abeilles, les érables en dormance attendant le dégel, le vol des oies sauvages, la beauté bleue des orties que ses épines protègent, la pomme au bout d'une branche, la montée de la sève. L'âme se vide sans cesse. Elle se dilue comme un léger brouillard. Il faut toujours la remplir. On n'a qu'à regarderle monde, le soleil qui se lève, la lune qui se couche, l'orignal qui boit, la mère qui allaite. À chaque montée, il faut bien que le cœur manque une marche. C'est là qu'apparaît la poésie ou la musique. Je n'ai plus de patrie qu'à travers mes mots. Je bois la nuit à même les ténèbres.

 

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L'audace du langage nous en apprend plus que l'audace des gestes. Le froid qui fait serrer les dents hache menu la moindre des p

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Les mains cherchent à voir tout ce qui n'est pas nous. Les veines se recroquevillent sous la peau. Ce qui nous excite l'été n'existe plus l'hiver. C'est comme un autre monde. Il faut remuer sans cesse pour ne pas geler sur place. D'un jour à l'autre, le bleu du lac est devenu tout blanc. Mes raquettes sont prêtes pour la longue traversée. Le ciel crache sur le toit des maisons. J'écoute craquer les branches. Des flocons virevoltent dans la musique blanche. Quelques notes patinent sur une portée de glace. Le vent griffe les arbres comme un chat dont la patte s'obstine. Le froid aussi s'entête. Aucune main n'avance sans réfléchir. Il n'y a pas vraiment de gestes manqués. Chaque pas fait sa route. J'écris en noir et blanc quand les images se décolorent. Les vieux mots gardent la langue en vie face à la novlangue des médias. Il arrive un jour où il ne reste que les miettes dans la salle du festin. On fait ce qu'on peut lorsque le temps lui-même se vide. Des nappes de brouillard embrument les maisons. Que faire de cette gravité répandue dans les gestes? La bouche est reliée à la pensée. On meurt quand on refuse de manger ou de parler. Il arrive parfois que l'homme sonne juste. Ses cris se mêlent à ceux des bêtes. Il s'habille comme elles du même paysage, de neige et d'eau de pluie, de chaleur et de feuilles, de roc et de pollen. Je me sens du Québec par ses lacs et ses rivière, par les arbres et les bêtes, par les hommes et les mots. On met plus de chaleur dans la parlure du froid. C'est par la plante des pieds que naissent les images, blanches en hiver, mais chargées de couleurs dans les autres saisons.

 

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Les Havanes ventrus dans leur écrin de bois sentent les cuisses cubaines. Il y a des jours où tout est plein, d'autres où la ligne d'horizon s'échappe sur le vide. Un œil sur la page, l'autre plongé dans les menus détails, il me manque quelque chose pour habiter l'instant. Il y a des jours où rien ne se rejoint. Il faut des mots pour que tout coïncide. J'éclaterai un jour ou l'autre comme la grenouille de la fable. Mon foie n'est pas truffé que d'alcool, il l'est aussi de mots. Je tombe de partout, la cervelle en éclats. Je la reconstitue au fur et à mesure, un jour d'été, un soir de neige, une page de Cendrars, un baiser sur le front, une blessure au pied, un cœur sur la main, un dernier verre pour la route, deux ou trois vers de Pirotte, la course d'un lièvre, le sourire d'une femme. Les peines de cœur laissent des cicatrices que l'on prolonge en mots. Ce n'est pas par paresse que je n'écris pas de roman ou rarement des poèmes, mais pour garder ma liberté. Je n'ai jamais aimé les poteaux indicateurs. Ils ne mènent jamais où je veux. Ils nous éloignent du principal. Le même vent qui pousse les nuages courbe les bras des arbres, ceux des bonhommes de neige et des épouvantails. Dans le grand corps du monde, si le cœur à l'ouvrage a des ratés, il ne faut pas que le cœur d'aimer cesse de battre.

 

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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