La voix blanche

Publié le par la freniere

Le temps nous fane comme la chair des roses. Le sang des choses bat dans le pouls des maisons. Il charrie je ne sais quel poids de souvenirs. Une route ne va jamais toute seule. Des pas de bêtes l'accompagnent, des gestes d'hommes, le salut des collines. J'ai cultivé l'ortie pour en faire du pain. J'en ai la bouche qui saigne et les lèvres en compote. Le temps respire comme un grand animal. La terre se couche sur le sol, la beauté sur le ventre. Je suis un ange boiteux avec ses plumes brisées, son pied bot dans les rimes. Malgré les téléphones intelligents, les i-pad, les écrans, je plonge encore les yeux entre les cuisses d'un livre. D'à plat et virtuel, je me relève en chair entre les bras humains. L'addition des petits riens finit par peser lourd.

 

J'ai opté pour la vie et la calligraphie des pluies sur le clavier des vitres. Les ailes des oiseaux se lavent à l'eau du ciel et je rince mes yeux dans la lessive des orages. Pas besoin d'auréole ni d'épines, chacun peut marcher sur la mer. Il suffit de l'écrire ou de le dessiner, de faire de la musique avec le bruit des vagues. Ceux que je n'ai connu qu'écrits ont parfois pris la place des ombres qui m'entourent. Je ne veux pas finir parmi les accessoires, le dé à coudre du malheur, la pelle sémantique, les larmes des horloges, la couronne de roses, la corde des pendus, le verbe des poètes, le sable entre les doigts, les sunlights figurant le soleil, les ailes fondues d'Icare, le rocher de Sisyphe, le luisant des ablettes sur le bois des étals, le dérouillée brouillonne des guêpes qu'on dérange, une voix de source dans les bois et les trous de la terre. Le souffle court avec le souffle court, les jambes tirant de la patte, les anges rognant leurs ailes. Je souffre du non sens comme Che Guevara. J'attends la neige sur le bord de la route, celle qui lavera la misère du monde, du moins le temps qu'elle fonde et déshabille les épouvantails.

 

Pour celui qui possède l'ignorance des simples, le plus inouï est évident. Le bois qui résiste à l'hiver y travaille tout l'été. J'entends péter les clous des murs adolescents. La résine des pins et la gomme d'épinette stimulent l'acné du temps. Le vent mordille la joue du paysage, le bout de langue des mots. Les grenouilles coassent entre les nénuphars, les pierres, les asphodèles. L'asclépiade nourrit tout autant qu'elle guérit. La nature refuse le placebo des hommes, réfute la monnaie, redresse l'horizon. Elle se guérit elle-même à même ses réserves. Elle se nourrit de l'eau. Elle mange de l'air pur, de l'orage, du vent. Les arbres rongent leurs feuilles comme on se ronge les ongles. La parole court en vain après son propre sens. Je ne dors jamais comme un bloc de ciment. Je coule sur les draps dans la sueur du rêve. Pour avancer dans le silence, on s'appuie sur la voix comme un oiseau sur l'air et les bateaux sur l'eau. Chaque port est un départ. La ligne d'horizon est le point d'arrivée.

 

Pourquoi a-t-on imposé l'heure à la place du soleil? Il faut toucher les hommes avec l'âme au bout des doigts et tailler des baisers avec les lèvres et la salive. J'oscille entre la mort bordée de vie et la vie bordée de mort. Je n'ai jamais navigué, mais je sais qu'à telle heure, le bleu vire au noir. Le vent s'avive. Les murs se délitent. Le sang se retire des pieds et nous tanguons comme les vagues. La pipe au bec, les mains vissées au zinc pour maintenir le cap, un vieux marin l'a confirmé. Pour remplacer le voyage, j'écris sur un seaman's handbook. La vie aussi a des écueils et des plages d'accalmie. À peine dit-on bonjour, on doit faire ses adieux. De la poupe du jour à la proue du soir, je navigue à l'estime. Nous passons trop souvent du poème à la prose, du grand air à la ville, cette prison volontaire. Il faut gratter longtemps la peau du paysage. L'ossature se cache sous l'embonpoint du temps.

 

On met souvent les prisons sur une île. Ça devient une mer entourée de barreaux où chacun fait naufrage. Quand il pleut, l'arc-en-ciel tombe sur la terre, mais les couleurs sont plus sombres. Un train roule sur la terre. Un grain passe sur la mer. Je passe à la ligne d'une page à l'autre. Au lever du soleil, le mauve passe au rose. Le ciel se reflète sur la moindre flaque d'eau. Je n'aime pas la pêche. Je préfère les sirènes, les hippocampes et les étoiles de mer. Les plages partent à marée haute et puis reviennent à marée basse. Ici, les portes s'ouvrent sur le vent. De l'autre côté, les maisons dorment sous leurs ailes de tôle. Des enfants couvent les œufs du rêve. Ailleurs, ils partent pour l'école. Aux décibels des portables, je préfère les taches d'encre aux doigts des écoliers.

 

On a beau planté ses yeux sur un point fixe, le paysage n'arrête pas de changer. La ligne d'horizon fait fluctuer l'espoir. Il y a des âmes qui respirent dans le négatif des images, des ombres qui éclairent, des choses à mettre en mots. La terre semble tourner sous le pas des marcheurs. Dans les maisons qu'on quitte, les années nous attendent. Elles abritent entre temps les fantômes des morts. Ces rides sur le mur qui n'étaient que risettes ne savent plus sourire. Les remords s'emmêlent aux fous rires dans la broussaille des émotions. Les souvenirs donnent à la mémoire une terre plus vaste. Au milieu de la marche, le cerveau sort du crâne. On ne sent plus ses jambes. Cherchant la paix des ermitages, je traverse les brins d'herbe au lieu des poignées de main. L'enfer du crédit est pavé de slogans. J'ai du sang dans la voix, sans pansement dans les mots.

 

Je gribouille pour être près du temps. Les mots occupent le blanc des pages comme les plantes sortent du sol. J'aime que l'odeur du pain remplace l'encre, celle de l'humus les neurones trop sages. Une main sur une épaule a la douceur d'un coup d'aile. Elle aide à s'envoler comme une main dans la main retransmet sa chaleur. Le sourire est un oiseau s'envolant de sa cage. Les mots se serrent dans la bouche et s'entraident à parler.

 

La vieille machine à vivre a des ratés parfois. Le cœur a besoin d'air et les poumons crachotent. Les sandales aux semelles de pneu exigent des rustines. La parole tombe rarement au bon endroit. Il suffit de peu pour repartir, qu'un rayon de soleil nous tape sur l'épaule, qu'un brin d'herbe sourit, que le pas des enfants croise le chemin des ancêtres. Les chemins que j'ai pris finissent sur la table, dans les mots que j'écris, les gribouillis des marges et les tache d'encre. Du temps de mon enfance, ils étaient en couleurs. Il y a la guerre et il y a les arbres. Y aurait-il sans l'homme moins de haine sur terre? J'avance dans la nature de question en question, Quel est le nom de cet oiseau, quelle étrange plante, quel est ce champignon? Du bout de mon crayon, je tends la main vers l'origine.

 

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

 

Publié dans Prose

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