Un fil fragile

Publié le par la freniere

Je regarde l’homme les yeux dans les yeux. Je scrute sa vie les mots dans les mots. Ce n’est pas la pierre qui fait la prison, c’est la loi. Ce n’est pas l’or qui détruit la terre, c’est la soif du profit. Des tyrans se cachent dans la voix des marchands, des gangsters dans celle des banquiers, des assassins dans le rang des soldats, des bourreaux sous la soutane des religieux, des voleurs de terre entre le pain et l’homme. Je n’ai qu’un petit sac de mots pour écrire ma vie, un carnet de papier, un crayon qui bafouille. Je caresse du doigt le visage de la terre, ses rides, ses labours, ses larmes, ses joues piquées d’épines, ses lèvres de sel gemme. Je prends ma voix de sève pour raconter un jour de pommes, la voix des mains pour saluer, la voix des pieds sur le bord des fossés, ma voix d’homme traqué pour m’échapper du trou, la voix des morts pour prier, la voix des autochtones qui tambourinent aux portes.

Je n’aime pas les dieux. L’un vend ses plaies pour qu’on souffre avec lui. Un autre voile les femmes pour mieux les enchaîner. L’un d’eux viole les garçons. L’autre en fait des soldats. Je crois à la sainteté des pierres, celle des fraises et des caresses. L’eau reste libre entre ses rives. Chaque pierre s’accroche à l’autre. Chaque atome surgit d’une force centrale, d’un noyau d’énergie. Chaque graine qu’on sème engendre son église. Je ne parle pas d’histoire mais de terre. Je ne parle pas d’un dieu mais d’un germe commun. D’une main à l’autre, d’une main traversant le silence, un fil fragile unit les hommes. Je suis un piéton de papier qui cherche encore sa route. La vie est un fusil qu’il ne faut pas chargé. Plutôt en faire une canne, une baguette de sourcier, un bâton de pèlerin. La pluie arrive avec ses yeux, ses mains, ses doigts, plantant ses clous liquides sur le plancher de l’air, mordillant la peau des arbres et la tôle des toits, caressant les rochers, engrossant les ruisseaux. Le ciel vide sa force en gouttelettes folles. Les racines s’étirent dans les dépouilles d’oiseaux et l’humus des feuilles.

Sur la terre des morts, les arbres sont vivants. Enfant, je fermais les yeux pour ne pas être vu. Aujourd’hui, je les ouvre pour voir l’invisible. Il arrive qu’un silence prenne la place de l’air, un silence que les mouches entrecoupent. On a beau voyager, faire le tour du monde, on est toujours de son enfance comme on naît d’une femme. Ais-je vraiment changé en face de ma mère ? Malgré les rides et les années, le même enfant reste peau nue sous les vêtements du temps. Je suis né près d’une gare. Je me souviens à peine du paysage mais le passage des trains me réveille toujours bien au-delà des rails. Il suffit que je dorme pour que passe le train et qu’il déroule ses longs rails de rêve. Ils traversent mes nuits jusqu’à se battre avec le vent. Beaucoup de prisonniers devant la porte ouverte ne veulent pas sortir. Je m’évade sans fin et je leurs tends la main. L’eau chante dans un verre de soif. Une mince lézarde laisse passer l’azur. Dans chaque nœud de bois, une forêt survit. Quand la tempête faisait rage, seul le petit bonheur des gens simples m’a offert un pain, une paillasse, un cahier, un vieux bout de crayon. Sur les pupitres en bois, je n’ai pas appris les mots. Ils sont venus à moi comme la chaleur de l’encre me préservant du froid. Syllabe par syllabe, je reconstruis la terre, la route, l’horizon. De métaphore en métaphore, dans la dureté de l’hiver, je remplis de colombes les arbres dénudés. Je peins des fleurs sur la neige.

Je ne touche pas les grandes orgues ni les roses mais les grelots et les œillets, l’ocarina et le bleuet, la bombarde et la fraise. Les pires souvenirs nous prouvent qu’on existe. Les meilleurs nous aident à vivre. À peine arrivé quelque part, je dois dire adieu. Je n’ai rien perdu ni ligne d’horizon ni jour vertical mais je n’ai rien à moi. Le temps court comme un lièvre. N’ayant rien devant moi, il ne me reste plus qu’à vivre. Le temps ne sert plus qu’à n’avoir pas le temps. C’est l’air qui s’échappe des mailles que je veux respirer, l’eau qui fuit que je veux boire, c’est respirer l’insaisissable. J’attends l’espoir derrière chaque goutte, la bonté peut-être, la beauté gratuite. Dans le pêle-mêle des pieds, du sang, de la poussière, les phrases accourent sur la page, des consonnes en bras de chemise, des voyelles trop affairées pour se peigner, des mots de pierre, de bois, de sel, des images d’épices. J’écris de petits riens. J’apporte la cuillère pour la soupe, la rustine, la salière. J’écope le malheur dans la barque du monde.

Jean-Marc La Frenière

 

Publié dans Prose

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