Des mains de mendiants

Publié le par la freniere

Enfant, j’ai tant joué à mourir. J’en ai pris mon parti. Ce n’est pas la mort qui me révolte mais ce qu’on fait de la vie. Dans l’immense avoir du monde se cachent des mains de mendiant. Le mot nuage glisse une larme dans la phrase. Un verbe la ramasse pour en faire un ruisseau, une source, une image. L’âme est une ombre. Je l’appréhende dans son rapport avec la lumière. Les néons et les flashs la font fuir. Elle craint les feux de la rampe, les feux de paille, les feux rouges, les lampions, les follow spots. Elle fuit les phares et les fanfares. Elle trébuche dans les mots et bégaie du secret qu’elle porte. Frémissante et légère, elle s’habille de ce qui la touche. Je la salue avec le feu, la ruche, la parole. Je lui propose ma colère comme du poivre dans les yeux, mes petits riens, mes choses, le petit salé du goût, mes petites bulles de brume. Je lui parle de vivre à travers le gel, de brouter l’herbe dans le givre, de rire pendant l’orage, de ramasser le feu au milieu de la neige. Je lui parle d’amour quitte à passer pour fou. Quand on écrit pour tous, c’est généralement pour ne rien dire. J’aime qu’on trébuche sur la langue. Mon cahier bleu ouvert sur la table, les phrases dérapent entre les taches de graisse. Mon crayon butine dans les roses du bruit comme un essaim d’oreilles dans la ruche des sons. Seul ce qu’on apporte compte. Le meilleur et le pire se font la courte échelle. L’accumulation ne cache que le vide. Nous grandissons dans les trous. Habitant sous le toit des mots, les virgules s’humanisent. La ponctuation respire. Elle râle ou s’époumone, donne le silence ou la parole. Le jour flotte sur l’eau blanche des pages. Je m’ébroue dans les mots comme un oiseau qui bat de l’aile avant de s’envoler. Le métier d’être ne s’apprend qu’à la dure. L’état d’aimer ne s’apprend pas. Il se vit sans réserve. Aujourd’hui, la plupart des gens ne meurent pas. Ils sont assassinés, par la faim, la soif du profit, les guerres, les religions, les idées. On va jusqu’à payer les armes qui nous blessent, jusqu’à bénir nos propres meurtriers. Mot à mot, je monte les mailles d’un tricot. Chaque phrase est un rang. L’hiver n’apporte plus de chant d’oiseau. Les toiles ne cadrent plus avec les formes. Le paysage déborde. Le temps est relatif. La météo annonce une pénurie d’avenir. À chaque jour, j’apprends à ne rien faire. Je n’ajuste pas ma voix au concert commun. Je jure dans le tableau d’ensemble, un sentier au milieu de la ville, un chevreuil dans le trafic, un mot d’amour dans un carnet de banque, un papillon sur la branche d’un doigt. J’arrache un à un les clous de mémoire plantés dans le cœur. Choisissant l’accessoire, nous perdons l’essentiel. Ce sont les pas qui colorent la route. L’avion ne mène pas plus loin que le saut d’un insecte. De l’intérieur de moi, dans le berceau de ma cervelle, je regarde plus loin. Il y a des mots pour tout, des sons pour les moutons, du bruit pour les outils, du vent pour les trompettes, du bois pour les violons, des doigts pour les caresses. Il y a des phrases qui les conjuguent, les portent, les habillent. Dans la bibliothèque de l’air, seuls les oiseaux atteignent les plus hautes étagères. J’apprends à lire avec leurs yeux, tourner les pages avec leurs ailes. La main qui arrache les fleurs affronte mille épines et celle qui les sème se laisse caresser par la beauté du monde. L’arbre ne comprend pas la hache qui le fauche, l’enfant la balle qui l’atteint ni la pierre son poids quand elle brise la glace. La lune qui les crée ignore les marées. La phrase ne sait pas d’où lui viennent les mots ni l’homme l’espérance. La fleur des orties est si fragile qu’elle s’invente mille épines. Il n’est pas possible que toutes les blessures soient vaines, que tout finisse en néant. La beauté d’une seconde est celle qui la suit. Le verbe aimer conjugue le fini à l’infini du temps. Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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