Les gens simples

Publié le par la freniere

Elle aime les gens simples, ceux qui ne sont jamais tout à fait à leur place, qui sont un peu décalés, qui ont la tête dans les nuages, qui sont ailleurs car ils appréhendent les choses d'une autre façon, elle aime leur parler car ils éveillent en elle ce qu'il y a de meilleur, elle aime ainsi une amie, elle est plutôt jeune et elle vient de terminer ses études, elle est enseignante et elle a surtout foi en Dieu, une foi très calme, qui ne se revendique pas, qui n'exerce pas le rituel du pouvoir, quand elles se rencontrent, elle lui parle de physique quantique ou de la théorie de l'évolution, pendant ses vacances pour s'occuper elle révise la grammaire française, elle est ainsi, éprise de savoir et indifférente aux choses inutiles, elle a choisi de travailler dans un collège religieux pour un moindre salaire parce qu'elle est convaincue que l'argent ne mène à rien, elle ne souhaite pas prouver aux autres qu'elle existe, il lui suffit d'être et il y a dans ses yeux comme un brèche qui signifie qu'elle est au monde sans en avoir vraiment le désir et que si elle le désire parfois c'est pour tenter de le comprendre, elle aime lui parler car elle se sent bien, elle dénoue tout ce qu'il y a de dur en elle, dénoue les rancœurs, les colères, tout ce qui l'oppresse, elle aime aussi son ami le poète qui vit à son rythme, dans un autre temps, il lui dit qu'il n'aime pas travailler et qu'il aime la liberté, il lui dit qu'il appartient aux mots, mots qu'il façonne, triture, déchire, mots qui servent à inscrire la beauté et elle aime l'écouter parce qu'il ne s'intéresse qu'à l'essentiel, à l'art et à la beauté, et en sa présence elle n'éprouve plus le besoin de lutter, de s'affirmer, c'est comme se dissoudre dans une eau tranquille et crépusculaire, elle aime aussi une autre amie, elle est pauvre, elle n'est pas allée à l'école ou très peu, son mari est alcoolique et il est parfois violent, elle travaille mais son salaire lui suffit à peine, sa vie est compliquée et difficile mais il y a en elle de la bonté, une grande bonté, peut-être que c'est de la naïveté car elle croit alors qu'elle n'a aucune raison de croire, elle ne sait pas, mais cela émane du cœur et elle est ainsi, tout simplement, bonne, infiniment bonne et elle aime lui parler, elle aime sa voix éraillée, assombrie par la souffrance mais mélodieuse, une voix qui ne cède jamais au désespoir, elle se dit qu'elle est sans doute une mystique en devenir, à sa façon, elle n'a pas les mots pour le dire mais elle est libre et la mystique est l'apprentissage de la liberté, elle aime donc les gens simples, ceux qui sont un peu décalés, qui ne sont jamais vraiment à leur place, ceux qui foulent la terre sans arrogance, qui ne possèdent rien mais qui ont pourtant tout, ceux qui ont une passion qui les ennoblit et elle croit, mais on lui dit que c'est un idéalisme de vieille femme, que ce sont des sornettes et c'est pour cette raison qu'elle en parle peu ou pas, mais elle croit, elle en est même certaine que ce sont ces gens-là, gens de peu, gens du silence, qui fondent le monde, qu'ils sont les ombres qui esquissent son architecture secrète, qu'ils forgent ses résistances au mal, elle est certaine que ce sont ces gens-là qui endiguent l'anéantissement du monde.

 
Umar Timol
 

Publié dans Prose

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V
<br /> Epoustouflant<br /> <br /> <br /> "Simple" comme les gens simples<br /> <br /> <br /> Mais si edifiant.<br /> <br /> <br /> Du talent simple mais tres profond.<br /> <br /> <br /> La simplicite ne fletrit point,<br /> <br /> <br /> Elle a toujours du succes.<br />