Où d'autres font la guerre

Publié le par la freniere

Le capital n'a que faire de ceux qui sont sans haine. Le moindre des banquiers a les mains pleines de sang. Quand je m'assois pour écrire, le ciel prend toute la place. Des fenêtres d'oiseaux font chanter la maison. Je redresse l'échine comme un chat au soleil. Je déclare la tendresse où d'autres font la guerre. Les mots sont comme les vagues qui ne changent pas la mer mais la rendent plus belle, la pluie cicatrisant la terre, le sang rétif qui revient à l'écurie du cœur. La vie grogne à mes pieds comme un chien à poils longs. Elle bave sur ma page et s'ébroue sans vergogne. Le rêve est un signet entre les pages du sommeil. Je laisse un livre ouvert aux fantômes qui passent, un verre d'eau sur la table, la poussière des mots dans les armoires vides.

Maudit qu'on manque de bonheur ! Tout tourne autour du cash. On paie pour venir au monde, bien plus pour en sortir. J'ouvre un cahier pour essayer mon Bic, pour rapiécer le temps, pour un poème en blanc où le silence pose nu. On ne lave pas la vie avec les eaux usées. Je dessine un ruisseau avec l'eau du cœur. J'y pose un pont de cailloux comme une barrette à cheveux sur la tête des vagues. Lorsque j'arrête, je continue de marcher dans les pas des ancêtres. Je cherche un bout de silex sous le béton armé, un cheveu d'ange dans les ronces, la dent d'un loup que la terre a mangé, le sourire d'un chat sous le fard des maisons. Les nuages dérivent sans soulever leurs ailes. Une présence palpite sous le poitrail du vent, le grand cœur du monde qu'on malmène sans cesse.

Je voyage dans les odeurs de terre, les gestes végétaux, les rêves minéraux. Je parle du soleil avec le bois vivant. J'accompagne la pluie au cœur du labyrinthe, les ruisseaux qui s'énervent à l'approche des bêtes, le souffle qui caresse les genoux des collines, les guêpes trampolinant sur les herbes élastiques, les pommes qui rougissent comme des joues d'enfant. Je me promène volontiers sans but. La terre tient pour tous une grande table ouverte. J'écris de longues lettres invisibles dans l'air indéchirable. Leurs lignes se chevauchent comme les dents du mais. Seuls les yeux latéraux des oiseaux pourront les déchiffrer.

Quand un pic-bois déchire la dentelle d'un bouleau, les arbres se renfrognent dans leur robe d'écorce. Le vent n'en finit pas de faire les cent pas comme un vieux pénitent que sa chair tourmente. L'orchestre végétal ne se répète jamais. Chaque matin, une nouvelle sonate accompagne mes pas. Les bourgeons brillent dans leur petite redingote. Devenus fruits, ils nous apprennent à mourir. Les cerceaux des enfants indiquent le chemin. La connivence des racines se reflète dans la couleur des feuilles. L'émotion de la terre s'exhale dans le parfum des fleurs.

Nous côtoyons chaque jour la naissance du monde sans vraiment la connaître. Tout appartient à tous, de l'herbe mauve des fossés aux charades des oiseaux, de la mâchoire des montagnes aux grandes parades du fleuve, de l'armoire de paille aux pariades imprévues. Tout appartient à tous, le pommier, le sureau, l'érable rouge, le jaseur des cèdres, les fougères, les sources, les galets bombés comme des paupières, les bulles d'espérance crevant la peau du lac, la mémoire de l'eau sur le sable du rêve. La ligne d'horizon est comme une marque à la page d'un livre. Tout appartient à tous comme nous appartenons à chaque être vivant. Les saisons répandent leurs saveurs sans discrimination. L'éternité se transmet de chacun à chacun.

Publié dans Prose

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