À l'heure numérique

Publié le par la freniere

À la façon qu’ont certains hommes de regarder la vie, on pressent déjà la poutre dans l’œil. Trop occupé par le jugement des autres, on n’apprend pas à se tenir debout. On fait la sourde oreille pour s’écouter parler. Les hommes qui s’oppriment finissent par se tuer. Le grand hait le petit quand il passe par un trou. Le petit hait le grand quand il court plus vite. Ils pourraient s’entraider pour agrandir le trou ou se porter l’un l’autre. Ceux qui couchent à la dure, dans du papier journal, ne lisent pas la une. Ils la font quand ils meurent de froid, d’une angine de poitrine, d’une cirrhose du foie, une bouteille à la main et une photo d’enfant au bout de leurs doigts sales. Ce n’est pas la réussite qui fait la vie mais les tentatives. Les projets inaboutis sont les plus émouvants. Une belle phrase peut nous aider à vivre. Un slogan nous étouffe. Il est étonnant qu’on parle du passé comme le bon vieux temps. Il était plus jeune qu’aujourd’hui. Pour un enfant, c’est le présent qui semble vieux.

 

L’invention de la brouette a fait plus que celle du portable. À l’heure numérique, il n’y a plus d’aiguilles pour tricoter le temps. Plus on est efficace à régler les problèmes du jour, la mécanique du progrès, le moteur des salauds, plus on est rapide à détruire la terre et la beauté du monde. Les choses ont remplacé les sentiments. L’obésité des uns augmente la famine. La pauvreté des autres enrichit quelques ventres. Plus on craint la justice, plus elle s’habille de lois. Les maquillages fondent sous les larmes. Le vernis craque. Le cœur s’anémie dans les artères bloquées. On ne fait plus de bijoux avec les os des morts, on fait des morts pour un bijou. On vide un lac entier pour un pichet d’eau froide. Nous avons eu du temps, nous l’avons mis en cartes. Nous avons eu du cœur, nous l’avons mis en cage. Nous avons eu notre heure, nous l’avons cassée pour en faire un désert.

 

La terre monte dans les écorces, jusqu’au bourgeon, jusqu’à la fleur, et c’est le fruit qui apparaît. Les herbes se dandinent comme des petits bonhommes. Elles grattent l’air avec leur pointe. Les mots ont leurs propres odeurs, celles de celui qui parle. À chaque appel du vent, j’en profite pour besogner les mots. Je caresse les bêtes. Je tends la main pour que le corps prenne l’âme à sa charge. J’ouvre les murs avec des mots. Je voudrais marcher avec les pieds boueux dans la rosace de rosée, mordre la vie à même la pomme, goûter la sève à pleine bouche, faire monter les mots à la gorge de l’air. Il faut bien qu’un amour transcende les tueries, tous les meurtres du monde, qu’une caresse réchauffe ceux dont on fait la peau.

 

De la copie conforme à la monnaie de singe, j’appréhende l’abîme. Le fil du funambule traîne le poids d’un boulet. La douceur s’enfonce dans un fossé de ronces. Là où les montagnes résistent, on érige des tours, des relais, des pylônes. Pour mourir le plus riche possible, on dilapide la vie, des paroles d’amour jusqu’à ces fleurs que le soleil affole. Les scrutins de votes sont des dépôts d’ordures. La part manquante de l’être étouffe sans révolte. Le pire est toujours sûr pour ceux qui désespèrent. On ne revient jamais vraiment sur ses pas. On a trop changé pour voir les mêmes choses. L’homme est un château de cartes mais il résiste au vent. Je me brûle parfois en protégeant le feu avec la peau des mains. Entre deux mots, j’en arrive à ne plus voir les murs. Entre deux métaphores, j’en arrive à la vie. J’aime sentir le corps monter en moi, de la terre aux cheveux, des genoux qui craquent aux épaules qui bougent. La ligne d’horizon n’est pas une ligne de fuite. Elle avance avec nous.

 

Les ermites, les fous et les loups ne sont pas sans tendresse, les poètes sans colère. Quand j’ai la haine en moi, je caresse les arbres. Ils me consolent des humains qui s’acharnent à compter. Des forceps à la fosse, on nous impose des frontières, des prisons, du rentable au retable des banques. Les automobiles, bientôt plus nombreuses que les arbres, roulent vers la mort en klaxonnant. Depuis que le travail de l’homme est devenu la guerre, je cache mes outils. Je me suis porté pâle. Je passe mon chemin. Je ne frappe plus aux portes. Il n’y a plus de refuge qui ne soit pas un piège. Je continue ma route, sans carnet d’adresses, mais une boussole en feu sur des cartes incertaines. Quand je vais dans les bois, j’en sors couvert de ronces, des épines à la main, le cœur chargé de fruits. Je ramène ma fraise dans le casseau de l’air. Je me laisse flotter dans le lait des nuages. J’habille ma peau nue en lambeaux de poème.

 

Il y a longtemps que j’ai quitté les rails et laissé mes bagages à la gare. Je vais toujours boitant, hors du cadre et des rues, à l’envers du décor où vivent les fantômes. La clef de l’alphabet ouvre toutes les portes. Il y a longtemps que j’ai quitté la niche et délaissé les marées mortes. Je suis avec le vent qui relève la poussière et ranime le feu avec ses mains de cendres, avec le bruit des pas qui chantent sur la route. Je suis avec les anges aux ailes de papier, les cerfs-volants sans fil, les rebelles au grand cœur, les soldats qui désertent, les prêtres qui défroquent, les enfants qui le restent, les écureuils d’Émily, le tracé noir d’une plume sur un bout de papier, les arbres qui fabriquent la poésie des feuilles, la pensée des racines s’étirant sous la terre.

 

Je me couche toujours du côté de la lumière, et je me lève de même. Blessé au crâne, tout l’univers gémit, enveloppé de langes, de pansements, de linges, ulcéré de profit, sclérosé par l’argent, des électrodes sur tout le corps. Les vies cognent les unes aux autres pour de mauvaises raisons. La valeur d’un diamant n’est pas dans ses reflets. Elle est dans sa genèse. La détresse persiste dans les mots qu’on efface. Chaque page d’un livre affronte la suivante. Un peu de nous subsiste à l’endroit que l’on quitte. Nous sommes mouvants comme le monde, fixés à l’eau comme une île. Les ailes de la liberté se débattent en sens contraire. La véritable liberté, c’est l’air qui le porte non l’oiseau qui s’envole. Un mur peut s’écrouler, ses graffitis résistent dans la tête d’un passant. Il faut qu’il y ait de l’air. Il faut qu’il y ait de l’eau. Faut-il qu’il y ait un homme pour s’en apercevoir ? Faut-il qu’il y ait la mort pour connaître la vie ? Le monde est si petit que la grandeur peut y prendre naissance.

Publié dans Prose

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L
<br /> envasée,maillée,sinistrée j'arrache ces quelques traces restantes pour accourir vers vous,vous prendre dans mes bras-ai-je encore mes bras?-et vous embrasser de mille merci<br /> <br /> <br /> je voudrais donner à d autres vos pages-rivages mais les "clics" ne fonctionnent pas...<br /> <br /> <br /> comment s y prendre?<br /> <br /> <br /> laure<br />