Au bout d'un crayon

Publié le par la freniere

Si on pouvait semer du cœur dans la tête, de l’âme dans le corps, il pousserait de l’amour. On pourrait dire salut au tamia sur sa branche, je t’aime à la moindre cigale, merci au jardin tout rempli de promesses, dire bonjour aux orties, redonner leurs pétales aux marguerites effeuillées. On pourrait croire à l’homme. Malheureusement, la société moderne ne conçoit rien qui ne soit commercialisable, de la nudité à l’accoutrement le plus sophistiqué, du folklore de la pauvreté à l’illusion des révolutionnaires. On meurt toujours au jour le jour sans être sûr de renaître. Je voudrais bien chanter, mais je ne sais qu’écrire. Ma voix rampe à la recherche d’elle-même. Lorsque la mort s’endort en position fœtale, le temps prépare sa naissance. Il y a tout un monde enfermé dans un mot, qu’il arrache les yeux ou dénoue les paupières. Quand il n’y a plus d’oiseau, c’est tout l’arbre qui chante. Quand il n’y a plus d’eau, c’est la soif qu’on boit. Quand la farine vient à manquer, la langue nous sert d’aliment. Quand le verbe avoir à préséance sur le verbe être, je conjugue à l’envers.

 

Des mots s’échappent de ma poche et forment des images. J’ai laissé au vestiaire les habits neufs du mensonge. Être de son époque est une forme d’avarice. Chaque réussite commerciale est une erreur. L’appétit d’avoir est un passage à vide. Mon savoir est au bout d’un crayon. Je prends l’air par la fenêtre d’un livre. J’y respire plus large. Le discours d’un caillou a quelque chose d’éternel face aux dernières nouvelles. La goutte d’eau a quelque chose d’infini. Chaque noyau de prune se réveille en verger. Le moindre mot nous rend visible, le mot pont pour traverser la vie, le mot rivière pour s’y noyer, le mot lèvres pour le dire. J’ai deux cœurs en moi, l’un trempé dans l’encre et l’autre marinant dans un baril de bière, une main découpée dans la neige et l’autre pleine d’orties. Des fleurs éclosent au matin pour mendier la vie. Les cerisiers débordent. Le cœur serré sous ma poitrine, je cours en plein pollen et les abeilles me poursuivent. J’écoute les oiseaux rompre le pain du vent.

 

On ne distingue pas un voyant d’un aveugle qui dort. Ont-ils les mêmes rêves ? Il est difficile d’avancer quand la maison est dans la mère et la mère sous terre, quand le père est trop loin pour quitter ses épaules. J’ai appris tout enfant à épeler les arbres, à lire les lignes des montagnes comme celles d’une main. J’ai du goût pour la terre, les graines vides des cigales, les arbres chargés des rides de nos pères, les pierres portant la sagesse de nos mères. J’en ai moins pour les corps qui ne savent plus aimer. Pourquoi ais-je abîmé le mien quand il m’aidait à vivre ? Avec mes plaies ouvertes, mes blessures encore chaudes, mes pansements défaits, j’ai quitté l’hôpital pour revenir au bois. Je monte vers le rêve comme le mercure d’un thermomètre. Il est difficile d’avancer avec une goutte de larmes coincée dans l’engrenage, un petit grain de sable dans la machine de vivre. Je m’égare au dehors comme une chauve-souris se heurte à la lumière. Dans les vêtements que nous avons portés, seul demeure le parfum de l’absence. Chacun gagne sa mort avec ses propres pas. Chacun parle avec des mots communs. En ces routes où se croisent le vent, la pluie et le soleil, là où les anges cherchent leurs ailes et les hommes leur âme, il faut savoir de perdre.

 

J’ai une tempête au fond du corps qui gicle par les mots. L’homme est si lourd parfois. C’est par sa légèreté que le monde tient debout. J’ai trop forcé mon corps. Il y a de la grisaille dans ma barbe. Je pars dorénavant tout en restant ici, dans les livres, les mots, les rêves, les arbres, les petits nids d’insectes, les fourmilières d’encre. Tous les rêves sont ailleurs, là peut-être où bivouaque la vérité, tout près de l’essentiel. Je crois à l’âme qui m’anime. Elle permet de toucher au pire et au meilleur. Je l’entends cogner dans les craquements du corps et les battements du cœur. Je ne trouve la paix qu’en barbouillant des pages avec des mots trop lourds, trop balourds, trop mous, des phrases éventrées sur le bord de la route ou pleines jusqu’à ras bord du sang des heures. Quand j’écris, tout se concentre dans mes doigts. C’est par ses petites choses qu’on prend la mesure d’un homme. On ne peut pas écrire comme ceci et vivre comme cela. Nous restons écartelés. À travers l’eau des larmes un soleil persiste. À l’écoute des enfants et des arbres, l’air se forme une oreille plus douce.

 

Que m’importe les dates, les évènements, les gloires. Ils nourrissent les ruines. L’histoire s’évanouit devant le vol des oiseaux ou l’éclosion des fleurs. Il y a toute la différence du monde entre un piéton et un marcheur. C’est en moi que je marche pour découvrir la route. Je suis d’air et de souffle. Je suis de chair et d’os. Je suis de feu et d’eau. Je soulève du bout de mon crayon le vieux pansement des jours. Devant le grand vertige du monde, je m’appuie sur un mot.

 

Le temps rature la ligne de vie. Dès la naissance, on n’est déjà qu’un souvenir. La vie s’acharne à se vouloir vivante. Les mots ne cachent pas les maux, à peine les habillent-ils un peu. Face à l’ombre du doute, j’ai gaspillé tant de lumière. J’en reste dépourvu. Les souvenirs en apnée dans la mémoire du néant, je demande l’aumône à la nuit pour accueillir le jour. À la recherche d’un miracle, la parole titube dans ses manques. C’est à peine si les arbres rêvent encore de feuilles, si les chiens jappent à la lune. J’avance en peignant sur les murs des portes qui n’existent pas, en sillonnant la terre de routes invisibles, en parlant aux chaises vides, en donnant du pain aux oiseaux morts, en enjambant des marches que j’ignore, en ajoutant des ailes aux bras des civières, en semant des souvenirs dans les trous de mémoire, en affrontant l’orage dans un fétu de paille, en tendant l’oreille au bruit des anges, en donnant des yeux à ceux qu’on ne voit pas et la parole aux pierres. Enterré sous la neige, l’été nourrit l’hiver de ses graines en latence. Toutes les terres se touchent, racine par racine. Tous les nuages flottent dans la même atmosphère. Accroché par les yeux sur la ligne d’horizon, je tente encore un mot ou deux.

Publié dans Prose

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