C'est de l'herbe

Publié le par la freniere

Avec l’arrivée des chaleurs, les jours s’arrondissent. Les routes en coudes de bras se relèvent les manches. Une épaule de colline tressaute sous le vent. Ça fait bouger les poils d’épinettes. Les arbres se lancent des oiseaux d’une branche à l’autre. On dirait des enfants dans une cour d’école. Les nuages font des œillades dans les trouées de soleil. J’ai maintenant l’âge de mes os. Je divague un peu plus. Le cœur à force de battre, ça fait la patte folle. Je me remets à parler seul. Les choses me répondent. C’est le silence qui fait parler. Un peu de pain, de l’encre, du papier, j’en fais mon train comme à tout va. Le soir approche. Un dernier doigt de soleil caresse les érables. Où il y avait la neige, c’est de l’herbe maintenant. C’est de l’herbe. C’est de l’herbe. C’est de l’herbe. Les corneilles n’arrêtent plus d’annoncer le printemps. Les sentiers réapparaissent. Je connais chaque ornière, chaque ride sur le visage des bosquets. L’horizon bouge au ras des yeux.

 

L’eau de la lune coule partout maintenant. Quelques nuages pendent comme des chemises accrochées aux bords transparents du ciel. Les gouttières sont toutes sales de larmes. Le ciel se colle contre la terre. Le vent marche dans l’herbe jusqu’au cou. Le sol penche un peu avant de s’ébouler dans les fossés pleins d’eau. La fonte des neiges est arrivée trop tôt de quelques jours. On entend l’eau descendre dans le gosier des pierres. Les ruisseaux s’étirent comme un chat. Les abeilles ne savent plus si elles doivent s’éveiller. La sève hésite sous l’écorce. À la guette d’une proie, un aigle écoute les bruits de l’air. Un vent large d’épaule se lève à l’horizon. Le lac, de ci de là, laisse entrevoir sa peau de soie. Le printemps passe le balai. On dirait déjà un autre temps. Je ramasse des mots, une fois l’un, une fois dix. Ça finit par faire des phrases.

 

La pluie cesse. Un rayon de soleil traverse la forêt. Il saute les collines comme une bête de lumière. Ça fait tout chaud sous le ventre des feuilles. Un peu de chair apparaît sur les os nus des branches. Les arbres m’accompagnent tout le long de la route. Les peupliers parlent sans arrêt. Les érables se taisent. Les alentours s’ouvrent comme une bouche. Les herbes luisent sous la salive du printemps. Quelques grains de pollen illuminent la page. Écrire est une façon de vivre. Je m’intègre aux saisons par le biais du verbe. Ma plume tousse. Mon verbe crache. Ma salive se mélange à la pluie. Les mots fondent au soleil et font des taches d’encre. Une phrase se forme qu’il me faut saisir, le cri d’une chouette, le saut d’un achigan, un arbre qu’on abat, une herbe qui ondule, le suspens du vent, le merveilleux tapi dans le banal. S’il m’arrive de me perdre dans une phrase, je me retrouve dans une autre.

 

C’est le printemps déjà. Les cuivres que l’on sort de leur petit cercueil se remettent à chanter. Une fanfare de cigales astique ses antennes. Une chorale d’oiseaux s’ébroue sur la portée des branches. Les quiscales s’égarent dans une cage à refrain, un bocage de cris. La blanche neige fond dans les bras du soleil. Le vent ratisse l’horizon et remet des couleurs, lèche l’aisselle du village. Tous les petits ruisseaux rejoignent la grande mer, même le Petit Poucet et le Chaperon rouge. J’écris pour les enfants, les perdants magnifiques, les seconds violons, les seconds rôles, les secondes oubliées. Mon souffle entre les phrases recueille le tremblement des choses, ce qui reste après la vue, ce qui vacille entre les gestes, la braise au fond des yeux, les pieds d’enfant dans les pas d’un géant, la main du ciel sur la peau du sol, les je t’aime d’une fraise éclatant sur la langue, la dentelle des fleurs sur le corsage des pommiers, l’essaim des miettes sur la table. Dans cette forêt d’ombres, je niche où loge la lumière. Je fais mes comptes entre les mots. Je dresse le bilan, le rêve dans la colonne crédit et la mort au débit.

 

Mes phrases grattent la poussière sur le plancher des pages. Les fautes d’orthographe sont des traces de voix, une forme d’accent, une manière de respirer, l’argot du cœur prenant sa place. Je dessine à la plume les muscles des paroles. Il faut bien vivre avant l’éternité, laisser germer l’œuf noir des jours, fleurir un peu quand même sur le bord d’un abîme, mouiller sa chemise vague après vague. Tout sera dit un jour. Le vent dégriffe les orties. Les petites îles de brume qui flottent sur le lac nous plongent dans Monet. Les yeux ratissent large, de Cézanne à Matisse. Grimpé sur la colline, j’apprends à voir par la pupille des oiseaux. À la merci du vide, j’oppose des images démangeant l’invisible, quelques mots rassis dans le sac à silence, des mains de métaphore sur le corps du texte. Délaissant les trottoirs, je marche avec l’eau têtue. Les gouttes de pluie, jouant à pile ou face, tombent toujours du côté de la terre. Le sol gorgé d’eau y gagne à tous les coups.

 

Les riches ne demandent pas comment, ne disent pas qu’ils aiment, mais combien. Devant les étrangers, les xénophobes jappent comme des chiens de fusil. Devant un homme trop sensible, ils ne voient que la cible. Maintenant que la cire a bien vendu la mèche, nous sommes dans le noir. La terre malade comme un orme perd sa chlorophylle comme un homme son sang. On a tout dit mais personne n’écoute. Tout empêtré de parlerie, je ne réponds de rien. Je n’aime pas les chiffres, ni plus ni moins. J’aime les zéros purs des cancres volontaires. Assis pour écrire, je me voudrais debout. On n’a que quelques heures pour accueillir des jours, quelques années pour préparer l’éternité. Dans l’assiette de la mort, je prends parti pour les arêtes.

Publié dans Prose

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