Le sel pique

Publié le par la freniere

Lorsque l’absence envahit le vide peut-on parler de plein ? La politesse n’est plus qu’une pauvresse qu’on a mise à l’amende, la charité un commerce comme un autre, la justice une prison de plus. Les sentiments flottent dans l’apesanteur affective. Il n’est pas nécessaire de poser partout son doigt mental pour être sûr de vivre. Je n’arrive plus à lire à l’extérieur. Je me vois mal feuilleter un journal au lieu de regarder le paysage. Lorsque j’écris, c’est différent. J’ai l’impression de faire partie du paysage, de faire monter la sève, de souffler les nuages ou d’agiter les arbres. Chaque mot cherche sa propre vérité, mais la langue nous fourche. Le langage est plein de trous. Les lignes d’écriture sont des mailles qui fuient. Le style, c’est l’art de cacher l’art, de courir dans la neige sans laisser de traces, d’enlever l’heure du temps, faire de l’harmonie avec des fausses notes. Incapable de rayer une seule phrase, je me noie dans les mots. Je me raccroche au bras des métaphores, à la bulle du rêve. Il ne faut pas craindre les larmes. Le sel pique mais guérit tout. La vie se moque des choses. Elle augmente par le dedans. L’âme repousse les bords et dépasse l’horizon. Tout ce qui vit donne un sens à la mort. Tout ce qui meurt revit. L’histoire des étoiles est présente dans la pierre.

        

Tous les chants sont gris dans la nuit des rengaines. La vie n’est pas un luxe. Exister n’est pas assez. Ça fait du bien de vivre, même quand ça fait mal. Ce n’est pas rien une goutte de pluie, un insecte, un cheveu sur la soupe. Ce n’est pas rien une seconde. C’est le germe d’une heure. C’est le début du monde. La voix ouvre une pleine malle de sons, une hotte pleine de mots, laissant un arrière-goût d’arômes sur la langue. Une phrase s’est réfugiée dans une pile de linge sale, une autre dans un tas de feuilles mortes.  Un phonème fait tourner la roue d’une brouette. La salive sent la terre, le mauve des lilas, la sueur des peaux, le fruit dévorant son noyau. J’habite la demeure du vent. J’écoute le chant du monde avec l’oreille de Van Gogh. J’écris parallèle à mon corps. Lorsque les lettres penchent, je me penche avec elles. Au bout de chaque phrase, je me redresse pour voir l’horizon. Je ne vais pas à la ligne. Je vais avec mon corps tout entier dans la phrase. Je lis le ciel grain à grain entre les traces des pigeons et les corniches des pignons. J’offre quelques mots aux pommiers comme des graines aux oiseaux. Merci les pommes ! Merci les arbres ! S’il m’arrive de trahir mes poèmes, mon loup me fait la gueule bien au-delà du temps.

        

Quand l’égoïsme se fraie un chemin à coups de matraques, chacun rentre dans le rang. L’injustice et l’iniquité mènent tout droit au fascisme. J’accueille la page blanche pour la remplir de mots, le vide pour le remplir de vie. J’invite le ciel dans mon salon. Je l’invente s’il le faut. Chaque mot reste nu sous la poussière des idées. Puisque l’histoire est amnésique, je me fie à la mémoire de l’instant. À défaut d’un pays, je construis sur une terre qui m’habite. Écrivant le mot arbre, je pogne des échardes. Les pieds dans la gadoue, je soulève ma pierre. J’offre ma plume aux déplumés, ma parole aux muets, ma pauvreté aux hommes pour qu’ils en fassent du pain. Souvent la vie se trompe de but. Le bruit des rires s’oublie vite. Le goût des larmes s’insinue. Même le silence révèle tout ce qui a souffert, tout ce qui souffre encore. Les mots qui ne font pas de bruit ouvrent le cœur plus large. Sur la table du monde, je fais avec les miettes un petit tas de moi, un petit peu de mots, une apparence de pain. Je me sens petit face au ciel, face au fleuve, face au feu. Je laisse des cernes sur les tasses et le comptoir du cœur. J’écris par les oreilles. J’efface par les pieds. Je rêve par les mains. Affamé de syllabes, je vis et meurs dans mes livres, de la première à la dernière page.

Publié dans Prose

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