Les hommes-livres

Publié le par la freniere

 

d'après Bradbury et Truffaut

 

Il était une fois des livres qu'on brûlait, des poètes en prison, un pays où l'on crevait les yeux des lecteurs têtus, où l'on parlait en chiffres à la place des mots, où l'on parlait en nombres à la place du cœur.

 

Il n'y a plus d'été ni d'hiver ni d'automne. Un immense hinterland a détruit les saisons laissant sur les décombres une poussière de neige encrassée de granit, de grésil, d'amiante. De vieux troncs flottent encore dans les odeurs d'essence, de poudre et de fumée. On en fera demain des matraques ou des tombes. Il n'y a plus de lit. On dort à moitié saoul debout dans un treillis, le cœur sur la gâchette et la haine à la bouche.

 

Il n'y a plus d'oiseaux mais des plumes de sang répandant la vérole, la peste et l'ignorance. Quelques bêtes survivent se nourrissant de l'espoir que les hommes ont troqué pour le délire de Dieu, abandonnant l'amour au profit des vendeurs. Les secondes marchent au pas délaissant l'infini pour le zéro des chèques. Des enfants virtuels ne rêvent plus mais zappent prenant pour le réel une forêt d'icônes.

 

Quelques fous dans les grottes redessinent le monde avec du sang, des os et les couleurs du rêve. Ils se souviennent encore du frisson des caresses, du vent sur la peau nue et du goût des framboises. Ils effacent la craie sur les parois du gouffre et cachent leurs trésors au fond des lendemains.

 

Il n'y a plus de silence mais des vrombissements. Il n'y a plus de mots mais des chiffres et des codes. On n'ouvre plus les yeux, on les branche à l'écran. On ne tend plus la main, on la mord en cachette en souvenir des loups moins cruels qu'un homme dans la course du rat.

 

Quelques fous dans les grottes ont appris tous les livres par cœur. Il y a un René Char qui vient d'avoir 10 ans. Il récite par cœur Fureur et Mystère. Homère n'est plus aveugle et Dante parle anglais. Shakespeare est une femme accompagnée d'enfants. Ils peuvent à eux six rejouer toutes ses pièces. Cendrars est un Chinois baroudeur et sans bras. Quand il récite La Plose du Tlansibélien même les murs sourient. Quelques oiseaux reviennent pour ponctuer les phrases de la virgule d'une aile. Un chien sans queue bat la cadence oubliant quand il jappe de suivre les paroles. Il entend la musique oubliée par les hommes.

 

Il n'y a plus de couleurs qui font vivre les yeux mais du beige d'hôpital, du gris-bleu métallique et le blond des veaux d'or. Il n'y a plus d'étoiles. On a zébré le ciel d'antennes paraboliques. On vend la mer en poudre par vagues déshydratées.

 

Il règne une atmosphère étrange : le froid, le silence, la stupeur. Un sou tintinnabule sur le sol venu on ne sait d’où. Le vent lèche l’ombre du sel. Le sang coule dans les veines à rebours du cœur. Un air épais glace la bouche. Il fait froid. Il fait nuit. Un vieil homme fait du feu en claquant des doigts. Un oiseau fait du ciel en claquant du bec. Un poète fait des mots en claquant des dents. C’est trop peu pour voler ou réchauffer ses mains. L’espoir n’est plus qu’un pas dans le désert, une trace de sang sur la neige. Maigres signes de vie. Miettes de larmes et de soif. Le temps n’habite plus l’espace. La lumière trébuche dans la nuit. On dort en chien de fusil. On jappe dans ses rêves. À défaut de pain blanc, les enfants se partagent la neige, le sable ou les cailloux. Les femmes au fœtus mort-né bercent une poupée de gel. Le paysage enfonce dans nos yeux ses doigts de larmes et d’épouvante.

 

Quelques fous dans les grottes ramassent les épaves. Le vieux qui sait Jules Verne jusqu'à la dernière page rêve du Nautilus. L'Idiot est un idiot qui sait lire le braille. Il caresse le chien comme on écrit des vers. Si les choses ont une âme, c'est Ponge qui l'éponge. Celui qui le récite a le ton de l'emploi, une voix de savon, des bulles de plastique à la place des yeux et des clous dans les mots. Il manque quelques livres, des Arlequins, ceux qui traînaient dans les sacoches des midinettes, des Sylvie, des B.H.L en vrac et tous les Guy Des Cars. Qui se soucie des cons quand la bêtise règne. Ceux qui connaissent la Bible ou le Coran sont encore à la guerre, une fleur aux dents et croyant bien faire.

 

On ne fait plus l'amour, on suce des hormones, on se taille des pipes pour l'argent des salauds. Des images remplacent la chair tendre des mots. On n'habite plus son corps mais on loue ses grimaces, ses répliques, son rôle. On a tout oublié y compris la tendresse.

 

Quelques fous dans les grottes ont retrouvé le rire. Ils fêteront ce soir l'arrivée du Cantique des Cantiques. On a trouvé sa voix dans un ancien bordel transformé en chapelle. On attend pour trinquer Soupault qui dort debout, Jabès, Jouve et Juarroz par ordre alphabétique. On cherche encore René Crevel et ses poumons crevés. Réjean Ducharme, dont on ne possède qu'une vieille photo, est le seul à dire ses propres textes. Cioran flirte avec Simone de Beauvoir. Sartre est un débardeur qui lit Goethe dans le texte avé l'assent du Sud.

 

Il faudra bien un jour remettre sur des pages tous ces livres ambulants. On va jusqu'à détruire les carrières d'ardoise, les mines de crayon et même de craie blanche. On brûle jusqu'aux arbres pour tuer le papier. Dans cette ville emmurée tout ne bouge qu'à l'écran. On repasse en play-back les mêmes vieux discours. Allah est grand ! In God we trust, everybody else pay cash ! Et que règne la merde ! Les puissants ont fini par s'entendre pour écraser les autres. Histrions de l'histoire, on en fait des écrous ou de la chair à canon. Le Pape baise les tarmacs et ne donne qu'aux riches. Quelques fous dans les grottes survivent aux slogans en récitant des vers de Tzara, de Cadou ou bien d'Apollinaire. Il n'y a plus de fleurs, de rivières, de sources, rien que des trous de bombe envahis par les rats, le Dow Jones et la dette. Il n'y a plus de larmes dans les saules pleureurs mais des micros d'appoint pour crier des injures.

 

Quelques fous dans les grottes survivent aux slogans en récitant des vers de Tzara, de Cadou ou bien d'Apollinaire. Ils s'agenouillent en chantant et baisent l'herbe verte avant de la manger. Ils ont lu tous les livres qui parlent de l'amour. Il y a encore des îles où pousse l'herbe verte semant ses graines rares dans le mâchefer rouillé.

 

Quelques fous dans les grottes se préparent à sortir annoncer la parole, leur barbe pleine de mots et cheveux gris au vent. Dans ce pays sans livres, ce pays sans poètes, cette ville muette, seuls les fous dans les grottes savent le prix des mots.

 

 

Publié dans Prose

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