Les mots dépareillés

Publié le par la freniere

La route monte de plus en plus. Je le mesure à ma respiration. Je mets des ailes à mon crayon sans que les mots s’envolent. Ils avancent pas à pas d’une marge à l’autre. Chaque voyelle cherche sa parentèle, chaque consonne ses cousins. On a beau s’insérer dans les viscères du texte, la lecture des choses est parfois difficile. On ne voit pas toujours les virgules entre les meubles, les parenthèses mal fermées, les billes sur le sol. On n’entend pas toujours les battements d’un cœur de pomme, la pulsation des fruits, la conversation des oiseaux. Trop de blessures restent fidèles au couteau, trop d’hommes à leur blessure. Chaque trace qu’on laisse est une plaie. Pendant que les ados tripotent leurs motos, les cigales haussent le ton. Le pollen s’encrasse. Il y a de la poussière dans les narines de l’air. L’espace n’appartient plus à ceux qui le remplissent. Un brouillard puant s’échappe des moteurs. Les mots se raccrochent à la page par la pointe des canines. Ils étaient mieux blottis sur le ventre de l’herbe, imitant les chenilles, les brindilles, les cailloux. Les syllabes s’épuisent dans le rock des klaxons, les fanfares de l’adrénaline, les mille coups de téléphone sur le tympan des ombres, les colts dans la gorge. À soixante-trois ans, leur sens m’échappe encore. Moulant mes phrases à même la chair, j’écris avec des mots dépareillés comme les bas d’un lunatique.

 

Le cri des choses interrompt le silence. Les haut-parleurs du commerce constipent la parole. Les arbres continuent de mourir asphyxiés, les hommes de cancer, les femmes de solitude, tant d’autres de lassitude. Nous vivons sur une terre occupée, un dépotoir privé rempli de collabos, ces spectres consentants contemplant le chrome des voitures. Débauchés de la vie, embauchés par la mort, on ne peut plus travailler et se sentir propres. L’argent a tout sali, salopé jusqu’à l’âme, encrassé l’espérance. Les profits de guerre suscitent les génocides, les camps de réfugiés, les viols collectifs comme armes de combat. Fabriquer le napalm des autres, c’est regarder brûler la chair des enfants. L’entretien de la diplomatie exige des mains sales. Face au fardeau de vivre, aux rivières qu’on pollue, aux arbres morts ou en bourgeons, aux Indiens qu’on spolie, la trahison volontaire est devenue la norme. Nous élisons des hommes pour qu’ils nous déshonorent. Il est difficile de peindre un cri, plus difficile encore d’écrire sur le vide. La ligne d’horizon dérape sous la brosse ou le crayon. La lumière bascule. Des ombres s’illuminent. Les gens s’enfoncent dans les choses. Ils refusent les tripes pour épouser le vide.   

 

On se photographie pour être sûr de vivre. On se faxe. On tchatche. On se fait l’accolade de portable à portable sans oser se toucher. On idolâtre les images et la chair virtuelle. À l’ère de l’ordinateur, les mots-clefs nous enchaînent à l’écran. On ne prend plus son café avec la voisine, on navigue à l’autre bout du monde. D’un clic à l’autre, on met l’âme sous verre. On noie ses traces de balle sous le sang virtuel. Chaque vergeture de l’âme s’étale sur face book. On se croit chef d’un royaume, on n’en est que le serf. On se croit Dieu, mais chaque doigt s’agenouille sur le banc d’un clavier. Quelques clics suffisent pour nous faire une cage. Les yeux ouverts sur l’auge des images, on nous dresse comme des animaux électroniques. On est toujours le singe de quelqu’un. You tubes nous fait chanter en lançant des peanuts. On ne peut plus rêver tranquille. Le silence de la nuit est truffé de micros et les secrets d’alcôve mis sous écoute. Il est vrai maintenant que les dieux nous entendent. Les écrans d’ordinateur sont les tympans d’une immense oreille électronique. Je me suis évadé en perdant mon mot de passe.

 

Quand les mots jamais, pourquoi, peut-être auront disparus, le verbe aimer se conjuguera mieux. Entretemps, les mots guerre, famine, pollution occupent le vocabulaire. D’un battement de cœur à l’autre, le verbe être vieillit. Je ne suis pas pressé comme un citron. Je monte avec l’arbre sans envier les oiseaux. Je laisse des mots sur la page comme une eau dans l’éponge, une perle dans l’huitre. Je pense aux femmes, aux enfants, peut-être à l’homme, jamais aux choses qu’ils possèdent. Je remplace les balles par des billes de couleur, les contrats par des poèmes, les mauvaises nouvelles par des fritures sur la ligne, le neuf par du vieux, le regret par le rire, l’attente par un petit paquet, le feu d’une mèche à l’autre. Ce que l’on fait habille le temps bien plus que les saisons. Le mot poisson donne un sens aux arêtes. Les mots sur la page font des querelles d’oiseaux pour une miette de sens. Je trimballe avec moi un vieux coffre d’outils, la clef des champs, une autre pour le chant, l’enclume pour l’oreille, le crayon pour la mine, la fleur pour l’abeille, l’efface pour la mort, des mots de laine pour l’hiver, des verbes à conjuguer. Le temps se compte à reculons, beaucoup derrière et peu devant, les heures qui arrivent et celle qui repartent.

 

L’enfant mangeur de pommes est devenu vendeur de choses. L’intelligence de l’homme s’est réfugié dans les objets. On ne pense plus, on achète. Je n’aime pas les mots banque, salaire, commerce. Ce sont des mots qui coûtent cher. Je n’aime pas les mots fusil, bombe, grenade. Ce sont des mots qui tuent. On a beau s’habiller et se déshabiller, la peau de l’âme finit par apparaître, révélant ses rides, ses cicatrices, ses tatouages. Les barres de t s’agitent faiblement. Les poumons des o crachent le smog. Les r pissent le sang. J’écris avec ce qui reste, les grumes, les atomes, la poussière. Les mots donnent un coup de main aux yeux. Terrassé par l’orage, un érable géant coupe en deux le sentier. Ses racines sont nues. Le vent déboite ses articulations. J’y ai passé la tête pour regarder le ciel. Des bouts de bras et de jambes semblent soutenir son tronc. Des fantômes faméliques se raccrochent aux branches. Préparant le silence, le dit précède le non-dit. J’ai taché mes poumons à respirer de l’encre. À cinq ans, j’avais la bouche pleine de mots et des souliers remplis de sable. Les mêmes mots aujourd’hui me servent de souliers, toujours un point trop petit pour la marche du monde. Si je parle d’avenir avec de vieux mots à l’encre démodée, c’est que l’âme n’a pas d’âge. À peine sorti de la langue, un minuscule poème se met à brailler comme un enfant qu’apporte la cigogne. On peut aller plus loin sans quitter sa peau. Le rêve s’agrandit à force d’attente. L’énergie de l’espoir s’apprête à éclater.

Publié dans Prose

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L
<br /> S'il y a un endroit où la littérature est réjouissante et où les mots s'ennuient jamais, c'est bien ici. C'est inspirant!  Et merci pour Le Cassé : ) Y é bin content d'êt' sur ton blog!<br /> Tchaô<br />