Par une vitre inventée

Publié le par la freniere

Même en pleine accalmie, des mots sortent de ma tête et foutent le désordre au milieu du silence. Ils laissent des taches sur le parquet du cœur, des graffitis sur les poumons, des cicatrices un peu partout.  Ils réveillent les poules avant l’heure du coq. Ils poussent dans un trou les plus tristes pensées. Ils déterrent les os endormis sous la terre. Ils posent une histoire au milieu de la table mais le papier s’enfuit. Ils remontent leur jupe devant chaque paragraphe et passent à la ligne. Ils bourrent mes pensées de vieilles pages fripées. Ils tapent sur les doigts à chaque point virgule et tapent sur les nerfs. Certains sautent la marge et tachent mon tapis. La gomme des souliers finit par effacer le texte. Que faire de ces mains qui ne sont à personne, ces yeux qui ne voient pas, ces oreilles recyclées en portable, ces langues qui n’embrassent plus, ces lieux où l’on ne va jamais ? Je regarde le monde par une vitre inventée. Une grosse pile de livres encombre l’horizon. L’arc-en-ciel est en lettres de toutes les couleurs. La campagne n’est plus qu’une copie d’élève.

 

Des images en pagaille se font la courte échelle. Une phrase en cache une autre qui en écrit une autre sans retrouver le sens. Je bricole en chantant un monde à ma mesure. J’efface d’un baiser les pages pleines de guerres. Je rafistole la vie avec des morceaux d’hommes. Je lève des lièvres au milieu de la ville, des mots à perte de vue écrasés de soleil. J’écris par petits bouts, des petits bouts de temps, des petits bouts de rien, des petits bouts de phrases. L’âme s’y tient tapie, recroquevillée sur elle. Je repousse du doigt des monceaux d’hébétude. À regarder les hommes s’entretuer pour un sou, demain hésite à venir. Il n’y a personne à qui tendre les bras. Il manque des mailles à la pensée. Je tiens les mots serrés les uns contre les autres.

 

La prison, c’est toujours en nous-mêmes. J’écris ce qu’il y a dehors. Les mains sont trop petites pour la grandeur des gestes. Il n’y a pas de personnages dans les mots que j’écris. Je dessine à l’aveugle. La mort et la vie sont également présents. Pour faire une belle mort, il faut apprendre à vivre. Il y a de la bonté disponible partout. Trop de choses la cachent, ce qu’on nous dit, ce qu’on nous ment, ce qu’on nous force à croire ou nous oblige à faire, le salaire, l’ambition, la soumission, le paraître, les valises qu’on porte, les poches du rire qui se gonflent de larmes. On ne sait plus quoi faire de l’amour. On tourne dans ses gestes comme une toupie agitée par le fric. Je m’accroche à la pierre, aux chardons sur la route, à la lumière du matin, à la silhouette frisée d’un arbre. Le temps nivèle en nous le superflu du temps. Je me dépouille mot à mot. Pour être du verbe être, je tue le verbe avoir.

 

Trop de néons criards cachent une vie monochrome. Dans la mer des hommes, les poissons lèchent du poison. Dans la nuit sans images, la neige nous éclaire avec son eau visible. Lorsqu’on entend moins bien, la question est plus forte mais la réponse est sourde. Je suis devenu poète par nécessité. J’avais toujours un bas dépareillé, une chemise en chicane, un vieux chapeau troué. Je traversais la ville sur un nuage de rêves. Les images me proviennent à l’envers. J’aimerais trouver de l’eau entre les pages d’un livre, au moins un petit ruisseau, un litre de bon sens, et pourquoi pas la mer. Il me faut de la voix pour que les mots s’arrachent de leur pelure de papier et deviennent musique. Il me faut de la terre, de l’eau, de l’air, toute la beauté naïve du monde. Allez nulle part, ce n’est pas comme allez n’importe où.

Publié dans Prose

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