Tout au bout de mes doigts

Publié le par la freniere

Mes yeux boivent sans sucre le thé du paysage. Il arrive que les mots ressemblent à la vraie vie, avec ses fleurs et ses épines, ses blancs de mémoire et ses trous noirs. Les phrases rident sur la page. Le temps change de forme, le ciel de nuages. Je n’ai jamais trouvé tout à fait le mot juste. Je cherche avec mes yeux, mes gestes, mes pensées. Je frissonne avec les feuilles. Je bats des ailes avec les oiseaux sans atteindre le ciel. Je voudrais arrêter la mort comme les anges de Wenders, leurs ailes faisant corps avec le paysage. Je ne peux pas vivre à la place d’un autre. Le sang jaillit toujours à la vue des blessés. Je n’ai jamais aimé le sang. La peau du lac frissonne. L’esprit danse au creux de chaque vague. Il n’y a pas de pause dans le train quotidien. Les heures défilent derrière la voûte des paupières, le bruit de l’eau dans les oreilles, le silence de l’air sur la paume des mains, le hurlement des loups dans ma propre pensée. La route continue entre la paix et le chaos. Je m’adapte aux cahots. J’invente la musique. Il faut plus que les yeux pour contempler le monde, plus que la main pour le saisir, plus que les pieds pour avancer. Il faut plus que le sang pour que batte le cœur. Les hommes n’ont pas tous le poing tendu ou les mains en prière. Il y a encore des semeurs, des sourciers, des poètes. Il y a encore des fous nous protégeant des chefs, des soldats qui désertent, des prêtres qui défroquent et des voleurs de pommes qui narguent les marchands. Les gestes se bousculent tout au bout de mes doigts.

        

Je partage la peau sale des hommes et leur quignon de pain. Aux prises avec les détails, je reprise le tout. Où qu’on aille, l’infini n’est jamais loin. L’eau est plus forte que le roc, la fleur plus réelle qu’une pièce de monnaie. Je vois un sourire d’enfant au milieu d’une ride, la mousse dans l’écorce, le mystère du monde sur une simple brindille. J’entends le tintamarre des grenouilles sur la mare endormie. Le soleil verdit sur le grand corps de l’herbe. L’espace entre nos yeux ouvre des ailes d’ange. J’écoute la lumière, du plus gris de la pierre jusqu’aux couleurs mises à nu. Il y a des doigts comme des lèvres au bout de chaque phrase, des grappins de caresses au bout de chaque geste. Les arbres n’ont pas dit ce qu’ils attendent de nous. Les oiseaux volent tête en bas sans regarder derrière, fendant la ligne d’horizon. Je cherche à les rejoindre. Je fais mon miel de chaque paysage. J’en extrais le pollen comme un mot d’une phrase. Il faudrait parler toutes les langues du monde pour dire l’essentiel, des consonnes gutturales aux voyelles cachées. Pourquoi refoule-t-on si loin l’acte fondamental d’aimer ? L’eau de la vie déborde des gouttes que l’on perd.

        

Autant les bruits rapetissent l’univers, le silence agrandit les maisons. Tôt ou tard, les mots quittent la page et entrent dans la vie. Ma main cherche une main en écartant les ombres. L’eau de mer est devenue toxique et l’eau de source est à vendre. Les pigeons ramassent les miettes, les banquiers de l’argent, les autres les déchets. Si on leur donne la chance, les pierres peuvent parler. Un cri perce le son. C’est un chien qui aboie dans ma propre pensée. Trop de mots bougent en moi. Il me manque la tranquillité. Je pourrais m’envoler sur une phrase mais je préfère méditer, rester blotti dans le parler des feuilles. Les racines songent-elles à l’avenir de l’arbre ? Un, deux, trois, mille. Je n’aime rien de quantifiable. Les arbres ne comptent pas leurs feuilles, le ciel ses étoiles ni le fleuve ses vagues. Il n’y a pas d’âge pour mourir. Il n’y a pas d’heure pour aimer. Toutes les heures ont soif de caresses et d’espoir.

Publié dans Prose

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