Trois lettres et un briquet

Publié le par la freniere

J’ai laissé de côté l’argent. Je vis en me servant des mots. Aimer réside dans mon effort d’écrire. Du temps que je n’étais pas plus haut que trois pommes, je n’ai gardé que les pépins, espérant qu’ils deviennent un verger. D’une compote de mots, je dois refaire un fruit, faire une cabane avec de l’encre et du papier, faire un oiseau avec un l, un a, un i, un e, faire du feu avec trois lettres et un briquet. La mémoire est un sang sur le pansement des mots, un caillot dans la gorge en volcan, un lambeau d’espérance qui se raccroche aux ronces. Il arrive qu’elle se change en éponge pour effacer l’ardoise, qu’elle s’immisce en écharde sous l’ongle du présent. Soit on adore le veau d’or, soit on adore le caillou, l’écureuil, la vie. J’apprends la pauvreté en regardant les riches. Une tasse ébréchée donne au café plus de chaleur, plus de saveur à la soupe. Lorsque le poids de la vie devient trop lourd, il arrive que les gens bons basculent du mauvais côté. Le contraire est plus rare. On ne porte plus de vêtements mais des affiches publicitaires. Le jour où il n’y aura plus d’étrangers, nous ne serons plus rien. Il n’y a plus de place entre les hommes pour le chant d’un oiseau. Il est vain de travailler pour l’ombre. Il faut préparer le fruit à accueillir le soleil. Il faut rompre le pain comme on offre son cœur.

        

Il faut délibérément ignorer les codes pour être libéré du paraître, prendre la vie à bras le cœur, faire sauter les lignes des marelles pour retrouver le sol. Ceux qui prennent le micro pour donner des ordres, on ne voit jamais leur âme. Sur le visage de l’immonde, même la beauté grimace. Qu’est-ce que la vie «réelle» ? Les contrats que l’on signe avec le sang des autres ou la poignée de main ?  L’innocent que l’on pend ou la route qu’on prend ? Le velcro des valises ou les crakias collés sur la laine des moutons ? Les doigts dans l’engrenage ou l’épaule à la roue ? Les machines à coke où les pommes qu’on cueille à même le verger ? Le tout-terrain ou la brouette ? Chacun fait de sa maison un esclavage, de son salaire une raison de vivre. Les mots se tiennent seuls sans le secours du sens. Les objets n’ont pas de vie par elles-mêmes. Il faut les animer. Il suffit d’une odeur pour renaître, d’un pain pour espérer, d’un oiseau sur une branche pour se mettre à siffler. Il suffit d’un enfant pour respecter le monde et faire ce qu’il faut. On ne peut pas toujours ignorer la bonté. Au plus fort de l’hiver, un été nous habite. Il arrive que les fleurs côtoient les barbelés, que la douceur de vivre contredise le béton, qu’un homme tende la main à celui qui l’appelle. La force de Sisyphe est d’être le rocher. C’est lui-même qu’il porte.

        

Il faut écrire au plus ras de la vie pour entrevoir le ciel. Débarrassé de la théologie, la nature fait sa prière dans l’église des saisons. Le vent disperse ses aigrettes sur un champ de pissenlits. Trop de choses interrompent l’enfance. Nous sommes tous inachevés. L’essentiel est toujours à trouver. Les oiseaux tirés de leur nid me tirent de mon lit comme les mots me tirent du sommeil. Sur le papier à musique des fougères, les chenilles s’étirent comme de petits accordéons. Les villes sont trop droites pour l’architecture des arbres. Les fleurs en donnant leurs fruits ne cherchent pas de récompense, mais s’entêtent à dire la vérité. Les mots se forment à bout de muscles. J’écris dans la sonorité du corps. Mangeant de l’invisible, mâchant de la menthe alphabétique, mes dents luisent entre les herbes du sourire. Donnant congé au calcul marchand, la force de la poésie s’oppose à la faiblesse du monde. Une seule page d’un livre peut nous mettre à l’abri, une autre nous élève plus haut que l’horizon. De vieux mots restent frais comme la neige. Des paragraphes entiers s’avèrent des abîmes et d’autres des collines dont les roches déboulent. La révolte aux aguets dans une odeur de chien mouillé, j’y grimpe sur un chemin de contrebande.  Des bouts de phrases sont des maisons de poupées écrasées par la vie, des boutiques d’espoir fermées pour inventaire. Des images s’agitent derrière la porte de papier et les rideaux de l’encre. Les yeux trébuchent en haut de la page en cherchant l’équilibre et le sens des choses. Lorsque les fleurs se fanent, elles peuvent revivre dans un livre. Mon ami le plus sûr reste le dictionnaire. Il m’arrive même d’en corriger les mots, mettant l’habit de l’un sur le corps d’un autre. Les mots les plus timides s’habillent de parenthèses. D’autres paradent en majuscules. À certains moments, le cerveau s’arrache du crâne et se répand sur du papier, rejoignant l’âme du grand tout. La parole prend feu dans le refuge d’un volcan. Tout ce qu’on n’a pas vu, les choses qu’on espère, prennent forme dans un texte.

Publié dans Prose

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