Un langage de lune

Publié le par la freniere


Les couloirs des écoles nous conduisent à la banque. Les sentiers battus ne mènent qu’à l’usine. Les nefs des églises nous emmènent à la guerre. Les chemins du rêve s’arrêtent sur l’écran. Je ne veux plus vivre au milieu des machines, des couteaux et des grincements de roues, au milieu des monnaies, des drapeaux et des grincements de dents. Je tords mon cerveau comme un linge. Il en tombe des larmes. Il ne sera plus temps de remercier la terre quand la dernière jonquille sera morte. Je veux retrouver l’homme sans portable sans clef, les yeux en face des trous, les simples mains d’aimer, les seins des femmes qui s’émeuvent au passage du vent, le cœur de l’été pardonnant à l’hiver, les fonds de cour en délire, les banques en faillite et les fortunes mortes. Depuis ce matin que je parle aux érables, ils ne répondent pas. J’ai beau siffler comme un merle, trembler comme une feuille, dresser les bras comme une branche, faire la cour aux oiseaux, ils écoutent le vent.


La souffleuse n’est pas encore passée. Les jambes enfoncées jusqu’aux genoux, nous nous portons à bout de bras. Quelques bûches dans l’âtre, des milliers de flocons, je me creuse un sentier jusqu’à la route absente. J’ouvre la bouche comme un enfant pour goûter la lumière. Je me suis reconnu dans le passage des outardes, l’amertume des ronces. Qu’en sera-t-il du froid ? J’habite l’inconnu. Plus il neige et plus je suis vivant. Sous tant de blanc qui tombe, l’impensable prend vie. Je parle avec la neige un langage de lune. Je réclame un miracle, la mer, le soleil, tout un repas de phrases dans la famine du silence. Il y a trop de mots perdus. J’en ramasse les miettes. Le temps brise-fer, le vent jigon, l’air grigou dansent la gigue entre mes mots.


Je ne veux pas mourir sans essayer de vivre et je ne peux pas vivre sans essayer d’aimer. Je cherche l’absolu dans le coffre du cœur parmi les sentiments et leurs vêtements de rechange. Les Indiens immolés renaissent dans leurs fils en retrouvant la langue. Chante Isapie. Chante Florent. Vos voix proposent l’âme où nous cherchons la banque. Vous regardez la mer derrière les banquises où nous voyons la mort. La douleur s’étend mal sur le pain qu’on vous vole. Les doigts qui saignent tachent les carnets de chèques. Les yeux qui pleurent délavent les journaux. On démembre la terre. Où sont passés les anges et le chaînon manquant ? Où sont passés les queues d’aronde, les têtes de violon, les bras du fleuve, les mains de l’air, les yeux noirs des bouleaux ? On voudrait que la rose trahisse les épines et que le sang des hommes se résume à son nom.


Je ne veux pas des mots qui craignent leurs voyelles, des phrases qui s’écrasent sous le poids des questions. Il faut parler pour ceux qui meurent, voler pour ceux qui n’ont pas d’ailes, ouvrir les yeux pour ceux qui chassent la lumière, donner du pain aux amoureux. L’espace est mesuré par la cage. Le temps nous est compté sur un téléscripteur. Les mimiques des écrans ont remplacé les mots. Je n’entends que du bruit dans l’espace des chiffres, la bande sonore des balles, le tintement des cashs. Les poupées des enfants sont armées jusqu’aux dents. La ligne d’horizon est traversée de routes. La peau du monde est chargée d’ecchymoses. Je n’ai plus toute ma tête. Je ne possède qu’un peu d’encre, le duvet des oiseaux, le fracas des banquises. Je ne possède rien qui n’appartienne à tous. Avec les mots qui restent, je fabrique une échelle.


Ma voix est dans mes gestes, mes vêtements, mes yeux. Sa blessure teint mes os. Je renais dans la maternité du tronc, le sperme des étoiles, le sexe d’une fleur. Comment l’intelligence s’est-elle changée en chaîne, l’enfance en grabataire, la ville en cimetière et la femme en victime ? Il faut recommencer, revoir la mer comme la première fois. Un pain me suffira, une poignée de terre, une braise encore chaude. Je ne suis pas seul. Tout un peuple d’insectes agite mon crayon. Une outarde m’apporte l’aile penchée des mots. La terre lève sa cuisse en regardant le soleil. Mes mots viennent brouter à l’école de l’herbe. Je marche dans le vent, le déluge, la neige. Je vis dans l’espérance, la rébellion, l’amour.

 


Publié dans Prose

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