Une cendre invisible

Publié le par la freniere

Pendant que poussent des fleurs, que certains les arrosent, que naissent des enfants, des hommes font la guerre. Quand le mensonge devient la norme, tout le reste est simulacre. Une cendre invisible enterre toute chose. Il y a mille façons d’entendre, mille façons de voir. Certains s’accrochent aux trous dans le mur. D’autres fabriquent des escaliers. Je grimpe dans une échelle en cordes vocales. J’entends les vers ronger le bois. De la vie cherche à naître sous des couches d’existence. L’être étouffe sous l’avoir, le rêve sous les choses. L’insignifiance gouverne tout. Dans le tricot de vivre, le temps ne cesse pas de défaire des rangs. On reprend l’ouvrage toujours au même endroit. On avance d’un pas. On recule de deux. On perd ses pieds en chemin. On perd un bras dans une chaîne de montage. On perd au jeu. On perd le nord sous la calotte polaire. On perd la tête pour un rien. On perd son temps pour un salaire. D’un côté vit le peu, d’un autre l’ambition. Il n’y a pas de place pour les ailes d’un ange. D’un côté l’auto neuve, de l’autre la dent creuse. C’est la même laideur sous l’apparat des choses, le rêve sous la botte qui laisse voir ses os. Certaines rides gardent leurs plis d’enfance. J’attends le dénouement au bout de chaque brin.

 

On s’habitue à vivre au lieu de s’étonner. Pourtant, le moindre insecte est un miracle, le moindre geste, le moindre mot. L’écriture est la plus belle invention de l’homme. Les pages deviennent un paysage, les mots des arbres, des étoiles, du sable, des oiseaux. Le chat fait l’oreiller en attendant la nuit. Un mouvement de crayon dessine une colline. La parole est un supplément de souffle. Il suffit d’une virgule pour que le ciel tourne de l’œil. Les lettres minuscules affirment leur humilité. Les majuscules pavoisent à chaque paragraphe mais meurent aussitôt. J’en veux parfois aux mots de si mal les connaître. J’écris avec des mains de rentreur de foin, d’abatteur de murs, des doigts de menuisier, des vieux mots de grand-père, des phrases mal accrochées aux cordes vocales, des brins de paille cousus entre des pierres. J’ai les oreilles qui chauffent au moindre mot de travers, les orteils en virgule dans la phrase des pas.

        

En achetant mille riens, on croit tout posséder. Dans l’éclat du décor, les rôles ont plus de poids que l’âme des acteurs. Chacun derrière son masque cherche à faire des grimaces mais cache l’abjection derrière des sourires. Il ne faut pas taire le fou. Il voit l’âme dans l’arbre, l’âme dans l’eau, l’âme dans l’âme. Il voit la pierre qui fleurit et cherche encore une âme dans les gestes des hommes. Un soupçon de tendresse pourrait sauver le monde. Il faut passer du règne du possible à celui de l’impossible, du faux réel au rêve vrai. Il y a un décalage entre l’homme et la terre. Répandant son parfum, la fleur s’épuise à aimer. L’homme se tue à la tâche en répandant le sang. Chopin écoutait sûrement le bruit du vent dans les roseaux. Van Gogh regardait le soleil. Kafka ouvrait des portes qui n’étaient que des murs. Chaque regard pose une question, mais aucun paysage n’a la même réponse. Nous sommes faits de mille contradictions cherchant leur unité. Je m’y perds. Je médite, traduisant mal la vie, cherchant les mots qui manquent dans les trous du langage.

        

Des aristocrates aux technocrates, nous n’avons rien gagné. L’urbanisme est devenu la configuration du néant. Ventes et achats, options, contrats, licences, commissions, courtages; ferme, à terme; réductions, rabais, à-valoir sur; c’est l’enfer économique. Un bout de toile, un peu de peinture, un bout de crayon, un vieux cahier, une guitare désaccordée, cela suffit pour vivre. En proie aux mots, je tourne comme un fauve mangeant sa propre chair.

Publié dans Prose

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