Chaque mot qu'on efface

Publié le par la freniere

Chaque matin recoud les accrocs de la nuit. Rien n'est réglé comme une montre. Toujours, une tempête gronde à l'intérieur. Même s'il respire le même air, chaque homme est unique. Quand on croise les mots, ils nous connaissent déjà. Ils forment à notre insu la phrase que l'on cherche. Ils offrent un peu de feu à celui qui a froid. Quand on regarde la lune, un peu de sa lumière nous inonde les yeux. Dans le corps de l'homme, l'âme se cogne à chaque extrémité. Je sens ses mains remuer sous ma peau. Sa salive se loge dans ma bouche. Elle projette ses images sur les écrans du rêve. Dans une cage de papier, l'encre des mots ouvre la porte. Les voyelles s'envolent sur le fil de la voix. À chaque fin de phrase, je me penche sur le bord de l'abîme. Chaque mot qu'on efface retourne à ses racines.

Chaque matin, je mange des voyelles et crache leurs pépins. J'en sucre mon café et tartine mon cœur. Je poursuis ma naissance à chaque nouveau pas. Je fais un pain de mots. Sans eux, je flotte sans présence au milieu de mon ombre. Quand la saison est froide, j'habille de ma voix les bras nus des érables. Si l'âme existe, il est possible de la voir sur le sourire des fleurs, la blondeur des blés, les fontanelles du poème, les yeux des vaches et la peau des voyous. Je porte sur le dos un ange trop pesant. Il a perdu ses ailes en jouant à la guerre. Je cherche l'absolu entre les pas du chat et les châtons d'un saule, l'odeur suave du printemps, le concert des insectes, le vert tendre des aulnes et le moussu des pierres. Je parle une langue râpeuse comme des pieds qui marchent nus.

Chaque matin, sur le visage du papier, l'encre du temps sèche les rides. Le mot sursaute et veut s'enfuir dès qu'on l'écrit au tableau noir. L'odeur des cornettes me soulève le cœur. J'ai appris l'alphabet des lèvres de ma mère. Les mots perdent leur âme dans la bouche d'un curé. J'ai remplacé le missel par le chant des oiseaux, l'odeur de l'encens par celle des ruisseaux. Les mots perdent leur sens sur une ligne de montage. J'ai préféré la route à la sécurité. Lorsque la faim tenaille le monde, j'écris avec mes dents, plus près du loup que des moutons qui se laissent tondre, plus près du cœur que des soldats qui marchent au pas, plus près du pissenlit que des plates-bandes mal à l'aise, plus près du nid que des cages à lapins, plus près des ronces bleues que des nains de jardin. Toutes les nuits, les trains passaient sous ma fenêtre. J'en ai gardé le vent du large et le goût des voyages.

Chaque matin, je nettoie le silence avec l'eau du cœur. Pars, enfant de chœur ! Emporte s'il le faut les hosties, les burettes, la dime et tout le saint-frusquin. Jette-les à l'égout si tu ne sais qu'en faire. Une prière au moins ira jusqu'à la mer. Pars, soldat ! Déserte au plus sacrant au lieu de crever par balles les ballons des enfants et les joues des poupées. Fais-toi meunier dans un moulin de rêves, itinérant, quêteux, redresseur de torts, ramancheur de jouets, pêcheur d'illusions sur la mer des sarcasmes, apprivoiseur d'agates dans un cirque de pierres. Si la guerre éclatait comme un œuf de Pâques, les poules auraient des dents mais elle ne fait qu'amoindrir les hommes, raccourcir la vie, engraisser les bas de laine.

Chaque matin, je passe en contrebande les mots qu'on a bannis, les blessures qui saignent sous le mauvais pansement, les mots au cou d'argile dont on fabrique un vase, les mots qui en savent trop ou posent trop de questions, les cris d'adolescents coincés entre deux portes, les mots d'amour qui étouffent à l'étroit des paperasses, les voyelles sans ailes, les alphabets trop maigres pour servir de slogans, les mots qui se rebiffent dans le discours des chefs, les patois d'habitant qu'on passe au papier de verre, les accents de la rue qui traînent la savate, les mots trop vagues pour la terre mais qui disent la mer, les étoiles indomptables, le sable des châteaux qui se mêle aux épaves, les mots laissés pour compte, les rires des enfants qui font trembler la Bourse, le feu qui brûle au fond de l'homme. Le squelette grince avec le temps et la poulie des gestes fait des couacs sonores mais le feu intérieur n'en reste pas moins chaud. Ne triez pas en vain les galets du passé. On se blesse les doigts à fouiller dans le sable. N'ayez pas peur de la vie. N'ayez pas peur de la mort. Nous devenons pareils au rêve, à la lumière, au silence des fleurs. Je ne veux pas mourir en pyjama rayé mais assis sur une pierre à me dorer la couenne, les pieds noircis par la poussière, le cri d'un caméléon en guise d'épitaphe.

Publié dans Prose

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