Le grand rire de l'amadjouak 7

Publié le par la freniere

C’est à mon tour maintenant de te parler et de te raconter «mes» histoires. Je vais t’appeler par tes nom et prénom. Le prénom honorable que tu as reçu en héritage des fils de l’Empire britannique et successeurs, Ltée. Nous sommes nés tous deux «british subjects», citoyens off-shore ou sujets hors-réserve. Je sais de quoi je parle.

E 5, 9 0 2

E-five-nine-o-two. Je dois le dire en anglais, bien sûr, les mathématiques, en inouttitout, se calculent en shakespeare. Et les mots magiques de la toundra ont vite fait de changer de sens dans la gueule des Polices Montées. Quand j’ai appris, pour la première fois, que chaque Esquimau avait reçu un numéro — E5-907, E9-709, etc. — E pour esquimau ou pour «Eastern Arctic»: le numéro, pour identifier la région d’origine dans je ne sais quelle taxonomie des administrations zoologiques, et le reste, comme nom de baptême octroyé par la Police Montée sans cheval du Grand Nord; quand j’ai appris cela, j’en ai frémi jusqu’aux ouïes, Eepilk. Moi qui suis de Belle-Chasse en Canada, et qui n’ai pas encore de numéro. Et la Police Montée, quel est son stigma? «Dieu est mon roi» ou «Honni soit qui mal y danse»?

Et tes gènes alors, quel numéro portent-ils dans les dossiers de l’Empire? Les techniciens sont en train, paraît-il, de mettre au point une banque génétique, pour recueillir un échantillon et conserver le sens de chaque dernier «last-indian». Es-tu à toi seul, une espèce en voie d’extinction, Eepilk? Si oui, tu as droit à déposer quelques gouttes de ta quintessence en éprouvette, avant ton départ. Et si tu survis un jour à ton destin, à l’entrée du XXIe siècle, tu auras droit alors à retrouver ta substance dans l’utérus de la sociologie galopante. Tu renaîtras un jour par transfusion anthropologique.

Au fond, je me demande si ta mère n’avait pas raison de vouloir maintenir la tradition du grand secret. [Et la mienne aussi d’ailleurs. Je te raconterai un jour tout ce qu’elle ne m’a jamais révélé.]

Et surtout, nous disait-on, à nous tous Kadlounas ou Ouiouimiut qui montions pour la première fois dans le Grand Nord… «Surtout, n’oubliez jamais que le seul voyage bien réussi est celui dont on revient vivant.» [Les nôtres, en toute confidence, s’avéraient à moitié réussis.] Telle était donc la notice laconique qu’on glissait dans tous les documents préparatoires à nos expéditions entre une photographie aérienne de la US Air Force et la carte topographique préliminaire d’une région préliminaire dont le relèvement isostasique n’avait pas encore été approuvé par la reine.

Des années plus tard, j’allais tomber sur des textes cabalistiques dans lesquels les métaphysiciens de la chose esquimaude allaient se poser très sérieusement la question qui suit: «Does the Eskimo need the Arctic or does the Arctic need the Eskimo?» En d’autres mots, l’Arctique, laissé à lui-même, c’est-à-dire à l’État, pourrait-il survivre, c’est-à-dire continuer à exister sans les Esquimaux? Et, réciproquement, l’Esquimau pourrait-il survivre sans le gouvernement? Question… subtile, dont le renard blanc le moins averti aurait fait vitement l’analyse et le procès. Mais avant qu’on ait pu d’ailleurs répondre à quoi que ce soit, voilà que «gouvernement» était arrivé comme un cancer, une tumeur géographique cervicale qui n’allait pas être délogée de sitôt.

«La première fois que j’ai vu arriver «gouvernement», allais-tu raconter lors du bivouac de la deuxième tempête, il était accompagné d’une femme en talons hauts qui marchait sur la garnotte. Jamais n’avait-on vu apparition plus insolite : elle s’appelait «cour itinérante de justice» et venait examiner les Esquimaux coupables de crimes infâmes, d’esquimologie et d’autres méfaits dont on allait connaître la teneur. Tous essayaient de mettre la main sur «gouvernement», mais impossible: il s’agissait d’un monstre insaisissable qui changeait de forme à chaque fois qu’on allait lui mettre la main au collet.

«Gouvernement» était un bien étrange personnage. Une fois, un bateau ; une autre fois, un avion; et une autre fois encore, une grosse enveloppe brunâtre, un agent de police, un «area administrateur» ou une boîte de ration — made in Canada. Pour employer l’une des toutes premières expressions vernaculaires «anglo» apprises et répétées par toi, noble Eepilk, «what a flying shit, government!»

«Où peut-on le rencontrer? avais-tu demandé au juge itinérant sur bible et serment à la reine, qui venait de te condamner à deux jours de prison pour chasse illicite (selon la clause 3-c, paragraphe b, alinéa d des Game Ordinance Regulations). Tu étais en furie. Deux jours de prison, a-t-on idée! C’était nettement insuffisant. Il aurait fallu au moins une semaine, sinon un bon trois semaines, afin de pouvoir être envoyé dans le Sud pour purger ta peine. Mais, qui au juste était le plus coupable? Toi ou l’oiseau qui s’était laissé chasser sans autorisation de la cour de justice?

Et ce n’est pas tout. À la fin des années cinquante, les lois canadiennes règlementant les activités de chasse, de pêche de même que les allées et venues des oiseaux migrateurs et ta-ta-ta, n’avaient pas encore été adaptées à l’Arctique. Si bien que la seule période de chasse autorisée coïncidait avec un temps où les oiseaux avaient déjà quitté le paysage, depuis un bon bout de temps. Il y avait un hiatus géographique quelque part. Il fallait ou changer la loi ou changer les volatiles ou changer les Esquimaux. Après réflexions approfondies et plusieurs meetings, sans parler des crises de conscience profondes chez les hauts fonctionnaires, on décida qu’il serait plus simple de changer les Esquimaux. Après lecture, bien entendu, des propos du grand anthropologue dont je tairai le nom. Ouvrez les guillemets.

«Les Esquimaux excellent en tout ce qui touche la fabrication artisanale et constituent sans doute les plus habiles de tous les aborigènes du Canada. Les explorateurs de l’Arctique ont été renversés devant tous les articles que les Esquimaux manufacturaient. Dans le domaine de la vie sociale et des croyances religieuses, les Esquimaux se classaient, cependant, en-dessous de la plupart des tribus indiennes.
Ceux qui se rapprochaient le plus de l’idée d’officier public étaient les chamanes. Ils accomplissaient quelquefois des tours de passe-passe et des jongleries semblables à ceux des sorciers-guérisseurs ou medecine-men indiens et pratiquaient la divination en soupesant une tête ou un pied, mais leur pratique usuelle consistait à déclencher en eux une espèce de démence temporaire, une hystérie arctique, comme on appelle le phénomène. Et, sous une telle condition, à laisser s’exprimer des râlements et divagations plus ou moins incohérents que le non-initié prenait pour des oracles.
La religion des Esquimaux leur apportait très très peu de réconfort. Si l’Esquimau s’était révélé, par ailleurs, un être morose ou sans verve, on serait tenté de suggérer que c’était l’extrême dureté du climat et du combat pour la vie qui rendait leur religion si ténébreuse, mais au contraire, les Esquimaux sont apparus comme le peuple le plus enjoué et le plus riant des Amériques.
La religion des Esquimaux et leur tempérament semblent varier de façon déconcertante. Outre les performances des chamanes, le mariage était une cérémonie tout à fait spéciale conclue presque sans bénédiction. Il est vrai que le gendre avait été auparavant convié à la chasse avec ses beaux-parents, le temps de faire connaissance durant une ou deux saisons. Une partie ou l’autre pouvait dissoudre l’union à volonté et les maris allaient jusqu’à échanger leur femme pour quelque temps. Les Esquimaux considéraient l’amitié bien au-dessus de la chasteté [merci Eepilk] et entretenaient, en effet, bien peu d’estime pour cette dernière. Les couples demeuraient néanmoins unis.
Avec de bonnes politiques gouvernementales, les Esquimaux devraient plus ou moins se survivre au cours du présent siècle et, sous l’amalgamation graduelle avec les trappeurs blancs, les commerçants, les hommes de troc de la Compagnie de la baie d’Hudson, etc., ils devraient produire le dur et ingénieux cheptel humain nécessaire au développement du Grand Nord canadien pour l’éternité.»
Fin de la citation.

(...)

Jean Morisset

 

Publié dans Prose

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