La lumière est ailleurs

Publié le par la freniere

 

Il y a gros de monde à la première page. Il y a trop de mots empilés sur la langue. Je n’en cherche qu’un seul. N’ayant jamais compris ce qu’écrire veut dire, je me perds en chemin, au détour de la phrase, parmi les mots abandonnés. Je n’arrive pas toujours à distinguer le rêve du réel, les vies antérieures des sourires d’enfant, les siècles des secondes. La terre s’enfle de béton. Ils ont mis des barreaux dans la cage thoracique. Trop de faucons nous survolent, donnant le coup de grâce aux colombes. La peau du monde est recouverte d’une pellicule de cendre. Nous sommes tous acteurs de la même comédie. La maison est en flammes et nous nions le feu. Nous nous saoulons d’icones pour oublier les champs de ruines, les mines sous le sable, les rêves estropiés. Il ne sert à rien d’interroger les portes une à une. La lumière est ailleurs. Ce n’est pas le temps ou l’espace qui nous sépare mais l’incompréhension. La réalité change de visage avec la langue, la couleur de la peau, la nourriture mais l’âme reste la même.

Je ne peux voir le monde en gardant les yeux secs. L’espace essuie mes larmes avec la peau du temps, la guenille des années, le bruit des souvenirs. Il y a tant de choses que l’on jette aux mouettes, aux corneilles, aux corbeilles. Il y a tant de mots qui ne se croisent jamais, tant de notes qui faussent, tant d’idées qui s’affolent dans un cerveau en cage, tant de juifs errants pour un seul juif cloué, tant d’enfants morts de faim pour chaque millionnaire. À quoi bon s’indigner sans l’acte de se lever ? Il n’y a pas de fatalité, seulement une lâcheté commune. Sans masque, sans médaille et sans autre papier que les pages mouillées de mon seaman’s handbook, je traverse le monde habillé de moi-même. À défaut d’un pain rond, je mets mon cœur sur la table. Laissez-moi croire aux fées et cracher sur les dieux. Il a neigé hier. Une couche d’utopie recouvre le réel. Je ramasse les perles dans les semailles d’hiver, mille cristaux de gel dans le vélin neigeux.

Au plus près du terrible, les fleurs poussent encore, des liserons, des perce-neige, des petites asphodèles repliées sur leur tige de la couleur d’un fantôme. L’enfance se lève sous mes larmes et saute à reculons à l’envers des ombres. J’écris avec la lumière de l’encre au bout de mon crayon, la douceur combattant la douleur, le regard de l’enfance dans les yeux des années, les mots qui rongent les barreaux. Je ne crains pas la vie ni la mort mais j’ai peur des gens. Les hommes qui s’assemblent changent de coeur et deviennent cruels. Les hommes en uniforme pourchassent la bonté. La fortune des marchands fait l’infortune de  l’homme. Les banquiers du réel dilapident le rêve. La terre si riche de promesses n’a plus un sou en poche. Ses arbres sont malades, ses eaux usées jusqu’à l’égout, son air vicié jusqu’au dégoût. Ses oiseaux tombent du ciel sans qu’on sache pourquoi.

Hissé sur la palissade des mots, je regarde l’avenir engueuler le passé. Chaque coup porté dans le visage de l’ombre déchire les écrans. Le voile du temple se soulève et ne cache plus notre âme. Je me penche sur le vide. Reste-t-il un visage sous les masques, un corps sous les habits, un homme sous les râles, un vivant sous les rôles, un seul os sous la chair cérébrale ? Je vais les pieds légers dans le pesant du monde, portant les traces de mémoires inconnues, mêlant mon cœur à mes regards, faisant le métier d’être au milieu des fantômes. Quand je regarde un arbre, j’y vois des cathédrales, des maisons qui naviguent, des gnomes et des fées. J’écoute à la fenêtre la neige plus audible que le vol d’un oiseau. Mon cœur bat si lentement, un tout petit moteur au milieu du silence. Dehors le vent secoue le vieux manteau du temps. Mes pas embrassent l’eau sur le chemin désert. Je nourris les fantômes des reliefs du cœur. Peu importe les blessures, les faux pas, la vie sans amour ne serait qu’une erreur.


Publié dans Prose

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