Presque rien

Publié le par la freniere

 

Je touche à peine le jour que la nuit apparaît. Il vient un point où l’espace du devant rejoint l’arrière. Le côté pile devient le côté face. On n’avance plus. On ne recule plus. On se doit de monter ou de creuser sa tombe. Chaque partie du monde est un point d’interrogation. La réponse se perd dans l’immensité. Quand seule la musique fait l’aumône aux aveugles, je mets un peu de Bach entre deux mots écrits, du Bachelard dans la soupe, du Miron dans l’oreille. Le balai du présent ne ramasse pas tout de la poussière d’antan. J’y cueille des baisers qu’on avait oubliés, des larmes à peine écloses, des souvenirs futurs attendant qu’on les vive, des braises mal éteintes tenant tête à la cendre. Les gens ne se reconnaissent plus de face mais par le dos d’interminables queues. Tous les fastfoods se ressemblent. C’est le nouveau perron d’église. Chacun y mange ce que mangent les autres. Ils mangent du voisin ou la laine sur le dos. Le rouge de la viande est celui des marchands. Le rouge de la haine est celui des drapeaux. Le rouge de la honte est celui des combats. Le rouge des pivoines est celui des rêveurs. Les oiseaux font la ronde entre les pommiers ronds. Même si tout le monde s’habille à la pointure du paraître, mes mains préfèrent aux gants le péril de l’écharde.

 

On n’entend pas chanter un ciel sans oiseaux ni respirer la terre sans une source d’eau pure. Si j’écris pour aimer, j’ai parfois des colères. Je ne sais presque rien. Des pages sont écrites par une encre invisible. On n’entend pas la neige. C’est une eau sans parole. On n’entend que la pluie. On sursaute à l’orage. On n’entend pas le soleil. On n’entend que le vent. Les mots de tous les jours s’en vont sans faire de bruit. Les mots d’amour résistent au sifflement des balles. Les gens pleurent ou s’embrassent. Les gens cognent ou s’enfuient. Les arbres dépouillés survivent à l’hiver. Je dors près d’un cahier ouvert à la parole. Les mots nivèlent en moi le superflu du monde.

 

Quand l’homme était encore englouti par la mer, le feu sans lui préparait la parole. À la naissance de l’herbe ont succédé les bêtes. Loin des maisons de certitude, j’ai bâti une hutte, dans un vallon de paix, près d’un ruisseau de mots. J’ai déposé mes œufs dans un crin végétal, dans un creux d’encre noire, dans un feu de fardoches. Je cherche les visages sous les mirages de verre, les images réelles dans les phrases rêvées. Je trouve l’infini dans une bille d’enfant et le trésor des peintres au pied de l’arc-en-ciel.* Ce que je ne vois pas dans la lumière, je le trouve dans l’ombre. Dans la géode de quartz, les muscles de la pierre sont tendres comme un cœur. Si tu n’aimes pas la pierre, si tu n’aimes pas l’oiseau, si tu n’aimes pas la terre, qui donc pourrait t’aimer ? La grâce du matin persiste dans la nuit. Elle ajoute au rêveur des ailes de rosée. Je n’ai pas pris l’avion mais je traverse le monde sur un tapis volant. Je n’ai pas pris de paquebot mais souvent fait naufrage sur une mer intérieure. J’y ai trouvé depuis une île pleine d’amour. Son trésor est un cœur plus vaste que le monde.

 

* Quand j’étais petit, il y avait à la sortie du pont Victoria une publicité pour la peinture Sherwin Williams. Sur une immense affiche, on voyait un pot de peinture se renverser sur un globe terrestre. La première fois que j’ai vu cette affiche, j’ai eu un mot d’enfant que ma mère aimait bien répéter. Je ne m’en souviens plus mais ce fut probablement mon  premier poème.

 


Publié dans Prose

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